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Pennebaker, Donn Alain (1925-2019)
Rock en scope 1999
publié le lundi 11 août 2014

Donn Alan Pennebaker ou l’art de filmer le rock
Rock en scope, Cité de la musique de Paris (11-19 décembre 1999)

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°263, été 2000


 


Au mois de décembre 1999, la Cité de la Musique de Paris a retenti d’accords inhabituels, ceux des rockers de légende, dans le cadre d’une manifestation intitulée Rock en scope.
Face aux écrans de cinéma, un public inter générationnel vibrait devant des images d’un temps en apparence révolu et qui pourtant soulevaient des frissons voire des enthousiasmes dignes des grands concerts.

L’ambiance durant la projection de Depeche Mode 101 n’avait rien à envier à celle d’un concert au Zénith, les images de Jimi Hendrix à Monterey faisaient jaillir les applaudissements. De toute évidence une grande partie du public était venue pour voir et entendre des musiciens mythiques et découvrait la puissance des images faisant revivre la magie d’un passé que l’on pouvait croire révolu ou cantonné à la nostalgie de baby boomers attardés.


 

Pour les cinéphiles, le nom de D.A. Pennebaker est associé à celui de Richard Leacock et quelques autres initiateurs de ce que l’on a appelé le "cinéma vérité" (1) terme diffusé par Jean Rouch à un moment où l’apparition de caméras et de matériel de prise de son légers a permis un nouveau rapport au tournage, une souplesse qui lançait des équipes réduites à la découverte de réalités jusqu’alors peu visibles sur les écrans. Définition simplifiée certes, mais le vocable a collé à la peau de Pennebaker, et dont il s’est efforcé de se débarrasser lors de la conférence qu’il a donnée avec Leacock à la Cité de la musique.

Le choix des films présentés se limitait donc aux films musicaux, certains archi-connus comme ( Don’t Look Back, Monterey Pop, Jimi Plays Monterey ), et d’autres plus confidentiels pour le public français en particulier.
Au sortir de cette sélection, un sentiment fort de ce que le cinéma peut apporter à ce que l’on désigne aujourd’hui comme "captation" de la musique. Nos écrans de télévision nous ont tellement habitués à des images clean, aseptisées, calibrées d’artistes lors de leurs performances, sans parler des clips à l’esthétique douteuse, que la vision des films de Pennebaker opère comme un véritable lavage du regard.


 

Tout d’abord, filmant des concerts qui ne devaient devenir légendaires que a posteriori, il se posait en témoin d’une génération de musiciens qui inventaient un style nouveau, un rapport neuf à leur musique, une relation au public, à une génération. Sans avoir pleinement conscience qu’il s’agissait de moments qui allaient devenir historiques, il n’en était pas moins attentif à une vibration culturelle qui devait exploser dans bien d’autres domaines.

Don’t Look Back (1966)
 

Don’t Look Back suivait la tournée anglaise de Bob Dylan qui devait constituer un premier tournant dans sa carrière. Tout autant que la musique, les textes qu’il jetait à la face d’un monde occidental en crise, Pennebaker trouvait une nouvelle façon de se situer par rapport à l’artiste. Non pas une posture de vénération, mais une véritable écoute, une proximité avec le chanteur qui nous le faisait apparaître dans sa vérité. De l’ouverture, avec Dylan chantant Subterranean Homesick Blues en effeuillant les cartons du texte dans une ruelle où Allen Ginsberg rôde comme par hasard, à l’entretien avec un journaliste de Time qui tourne à la mise en accusation de ce dernier, c’était un nouveau style de cinéma qui voyait le jour.


 

La caméra de Pennebaker cherchait certes à témoigner de la nouveauté des chansons de Dylan, mais l’artiste se révélait dans son intimité hors des scènes sur lesquelles il se produisait. Dans une mise en scène minimale, apparemment absente, primait la proximité dans des chambres d’hôtel surpeuplées. Et dans le tumulte de l’entourage de Dylan, cette caméra pouvait se fixer sur l’artiste assis devant sa machine à écrire écrivant un nouveau texte pendant que Joan Baez égrenait l’une de ses chansons.
Pennebaker faisait preuve d’une intuition sublime dans ses choix, tant au tournage qu’au montage, qui font de ce film un modèle inégalé. À ce moment, on peut se dire qu’il devinait ce qui se passait sous ses yeux.


 


 

Quand 23 ans plus tard, lors de sa tournée américaine, il suit le groupe Depeche Mode qu’il ne connaît pas vraiment et pour lequel il n’éprouve pas au départ une sympathie particulière, on se rend compte que la méthode Pennebaker s’avère tout aussi opératoire.
Le terme "méthode" n’est sans doute pas le mieux adapté à son travail, il faut l’entendre avant tout comme une disponibilité totale devant les hasards de ce qui peut survenir sous l’œil de la caméra. Cette disponibilité débouche sur une compréhension profonde des artistes mais surtout des personnes.

Dans le car qui traverse les États-Unis, l’équipe suit le groupe au fil des concerts. Moments quotidiens dans le car, les hôtels, les coulisses, sur scène, pendant les interviews. Pennebaker s’attache à montrer les individualités, mais aussi à comprendre comment fonctionne ce groupe si particulier. On sent qu’il découvre ce type de musique et que, au fil de la tournée, il en comprend les implications, le rapport qui s’institue avec le public. Sa "mise en scène" s’adapte au dispositif beaucoup plus monumental des concerts. Mais il sait aussi porter son attention sur la gestuelle érotique du chanteur Martin Gore.

C’est cette fraîcheur du regard qui constitue la permanence d’un style. Le filmage des concerts est tout entier tributaire de la disponibilité des opérateurs qui travaillent avec Pennebaker. Peu importe alors que l’image soit parfaitement cadrée, éclairée, nette. Comme il le dit (2), la qualité de la prise de son reste un impératif absolu. La caméra doit avant tout trouver la place juste pour ne pas laisser échapper les miracles qui peuvent se produire sur la scène.


 

Et c’est bien sûr Jimi Hendrix se livrant à un véritable orgasme avec sa guitare avant de l’enflammer sur la scène de Monterey. Le cinéma retrouve alors sa fonction première, celle de nous faire témoins d’un instant unique où la musique chavire dans une dimension mythique. Quelques gros plans sur des visages médusés dans la foule témoignent de cet instant unique. Le filmage simple, au plus près, de Jimi permet d’admirer ce rapport magique de l’homme à sa guitare. Nous le voyons comme sans doute peu de personnes présentes ont pu le voir. Pennebaker immortalise un moment de grâce fulgurante comme l’histoire de la musique n’en vit que rarement. Comme le dit un chanteur du groupe Los Lobos dans Searching for Jimi Hendrix, c’est une musique qui vous traverse.

Les films de Pennebaker sont pleins de ces moments où la caméra nous fait assister à de véritables tournants dans l’histoire du rock.
Classique avec les rois du genre réunis à Toronto en 1969 ( Keep on Rockin’ ) : Bo Diddley, Jerry Lee Lewis, Chuck Berry et Little Richard. L’énergie, la fantaisie de leurs prestations passent à l’écran avec une force intacte. Le jeu de jambes de Chuck Berry, ses sourires moqueurs sont comme livrés à notre seul regard. C’est ce qui fait que ces films qu’on pourrait croire datés conservent une éternelle jeunesse.

Sweet Toronto (1988)
 

Beaucoup moins classique par contre apparaît la prestation du Plastic Ono Band dans Sweet Toronto. John Lennon voulait faire connaître sa compagne Yoko Ono à ses idoles du rock. Lorsqu’il monte sur scène avec Eric Clapton, tout démarre dans la continuité de l’hommage des disciples par rapports aux maîtres qui les ont précédés. Blue Suede Shoes, That’s What I Want. On est en territoire connu.
Clapton qui joue pour la première fois avec Lennon est un peu crispé en essayant de se régler sur son illustre compère. Yoko Ono écoute, quasi indifférente au milieu du groupe. Et puis elle se couvre d’un drap blanc et s’allonge sur la scène sous le regard incrédule de Lennon qui continue à jouer comme si de rien n’était.


 


 


 

Lorsqu’elle sort de son drap, qu’elle se met à émettre des modulations aiguës, tout se dérègle dans le magnifique duo qu’ont entamé les deux grands guitaristes.


 


 


 

Clapton finit par s’arrèter de jouer. Lennon essaie de s’adapter en tirant de sa guitare des sons abstraits, des effets de larsen avec le haut-parleur qui se trouve derrière lui. Et comme Yoko semble partie pour un solo sans fin, Clapton se met à nettoyer sa guitare, Lennon laisse la sienne contre le haut-parleur et rejoint son compère pour discuter avec lui et fumer une cigarette.


 


 

Quelques plans sur le public manifestent l’ampleur de ce qui apparaît comme un désastre. Mais la caméra de Pennebaker reste sur cette scène désertée pour nous faire comprendre que ce qui se produit à ce moment là marque aussi la fin d’une époque. (3)


 

Une époque
 

Le tournage constitue un moment privilégié des films de Pennebaker. Il y est tributaire d’un travail collectif. Mais le montage ne se contente pas de remettre en ordre en fonction des chansons le matériau brut emmagasiné. Il cherche à donner du sens à l’imprévu du tournage. Le final de Monterey Pop avec Ravi Shankar constitue un modèle dans ce domaine. Les opérateurs qui découvrait le musicien indien se sont concentrés sur des gros plans qui donnent à voir le lien du corps à l’instrument, le rythme qui s’empare des pieds. Le montage joue non seulement sur le rythme étourdissant de la musique mais établit un lien parfait entre ces gros plans et l’esprit de la musique. La fascination des opérateurs transparaît intacte avec le montage qui devient lui-même un élément musical.


 


 

Les films de Pennebaker sont aussi un formidable témoignage sur l’époque de ces concerts.
Ainsi Woodstock Diary reprend une partie du matériau déjà vu dans le film de Michael Wadleigh (4) mais ce qui en fait l’intérêt, ce sont les entretiens réalisés des années plus tard sur le pari financier dans lequel s’étaient engagés les promoteurs du concert.
D’une entreprise totalement amateur, jouant avec leur argent et celui des autres, ils ont été à l’origine d’un événement imprévu. On est loin des calculs froids du show business traditionnel, même si Pennebaker se garde d’une naïveté béate .

Et puis, lorsque les caméras s’aventurent à filmer les spectateurs, elles captent des corps, des visages qui aujourd’hui témoignent d’une innocence perdue. Une jeunesse pas encore nikée, adidassée, communie avec les musiciens qu’elle connaît ou qu’elle découvre et dans lesquels elle se reconnaît dans une énergie contestataire, contre la guerre du Vietnam bien sûr, mais surtout contre des valeurs dépassées. Avec la conscience diffuse d’ouvrir les portes d’un monde différent.


 

Si le portrait d’une époque que dessinent ces films ne verse jamais dans la nostalgie d’un passé à jamais perdu, c’est parce que reste sur l’écran la mémoire vivante des artistes. Monument aux fulgurances des Hendrix, Joplin, Redding et tant d’autres, les images de Pennebaker trouvent encore un écho, dégagent une émotion intacte que le jeune public de "Rock en scope" a bien perçue. La vérité de son cinéma dépasse largement l’étiquette qui lui colle à la peau et qu’il répudie, elle provient surtout de la chaleur de son regard, intacte et communicative.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°263, été 2000

1. Cf. René Prédal, "À propos du cinéma-vérité. Cinquante ans de technique", Jeune Cinéma n°15, mai 1966.

2. Cf. "Entretien avec D.A. Pennebaker", Jeune Cinéma n°263, été 2000.

3. Voir et entendre les prestations de Yoko Ono, Don’t Worry Kyoto, Mummy’s Only Looking for her hand in the snow et John John Let’s Hope to Peace.

4. Woodstock de Michael Wadleigh (1970), Oscar du meilleur documentaire 1970.


Les films présentés à "Rock en scope" (11-19 décembre 1999).

* Don’t Look Back. 1966. (D.A.Pennebaker, 90 mn).

* Monterey Pop, the Summer of Love. 1968. (D.A.Pennebaker, 90 mn).

* Alice Cooper. 1969. (D.A.Pennebaker, 15 mn).

* Keep on Rockin’. 1972. (D.A.Pennebaker, 100 mn).

* Ziggy Stardust and the Spiders from Mars. 1973. (D.A.Pennebaker & Chris Hegedus, 90 mn).

* Jimi Plays Monterey. 1985. (D.A.Pennebaker & Chris Hegedus, 50 mn).

* Sweet Toronto. 1988. (D.A.Pennebaker & Chris Hegedus, 60 mn).

* Remembering Otis. 1989. (D.A.Pennebaker & Chris Hegedus, 50 mn).

* Depeche Mode 101. 1989. (D.A.Pennebaker, Chris Hegedus & David Dawkins, 120 mn).

* Comin’ Home. 1991. (D.A.Pennebaker & Chris Hegedus, 30 mn).

* Woodstock Diary. 1994. (D.A.Pennebaker, Chris Hegedus & Erez Laufer, 170 mn).

* Searching for Jimi Hendrix. 1998. (D.A.Pennebaker & Chris Hegedus, 60 mn).



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