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Elephant Man (1980)
de David Lynch
publié le lundi 22 juin 2020

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°136, été 1981

Sorties le mercredi 8 avril 1981 et le lundi 22 juin 2020


 


On ne sait pas si, comme l’affirme Michel Mardore, (1) David Lynch est un "auteur". Étant donné le handicap que représente une telle appellation, casserole culturelle accrochée au dos d’un réalisateur et qui ne peut plus sans déchoir tourner pour le plaisir (voir ce qui arrive à Jerry Schatzberg), mieux vaut peut-être ne pas ligoter immédiatement le brillant signataire de Elephant Man et attendre sereinement les quelques réalisations qu’il ne manquera pas, succès aidant, de nous donner d’ici peu, pour juger de l’ampleur véritable de son œuvre. Dans l’immédiat, on peut constater que, passant de l’artisanat furieux à la grande machinerie rankienne, il manifeste d’un film à l’autre une continuité d’inspiration et de manière qui permet de parler à son égard d’un univers personnel, obsessionnel mais cohérent.
Obsessionnel, car on retrouve ici, comme dans Eraserhead, (2) la même exclusion sociale du personnage principal, la même fascination glacée pour le monstrueux, la même fonction d’enfermement du décor, tant intérieur (la chambre, à la fois prison et refuge dont ne sort pas plus l’homme-éléphant que l’anonyme héros du film précédent) qu’extérieur (rien ne ressemble plus - pièces suintantes, murs orbes, rues glauques - au New York moderne que le Londres victorien).


 


 

Lynch n’a rien oublié de ce qui appartenait à la logique du cauchemar dans Eraserhead, bande-son délirante ponctuée de halètements gratuits, sonneries barbares et autres grondements sans identité, ouvriers attelés à d’étranges machines. Sa force est d’être parvenu à intégrer sans heurts tous ces éléments couleurs de fantasmes à la fiction ordonnée de Elephant Man. Il y avait deux façons d’aborder l’histoire de ce monstre forain pris en charge par un médecin londonien et dont s’était entichée la haute société du siècle dernier : la façon digne et la façon racoleuse, la lignée de Freaks ou celle des épigones douteux de La Nuit des morts-vivants. (3)


 


 

David Lynch a choisi une voie médiane, à la fois neutre et lyrique, éliminant toute délectation morbide dans l’utilisation du physique de son héros. Il lui eût pourtant été facile de jouer à fond sur la fascination / répulsion pour l’horrible qui, malgré qu’il en ait, sommeille en chaque spectateur - tous ceux qui ont visité l’an dernier la collection de cires du Dr. Spitzner connaissent ce trouble (4). Le visage de John Merrick atteint une telle dimension dans l’horreur qu’il en perd tout caractère répugnant, au contraire de l’épouvantable "danseuse dans le radiateur" de Eraserhead. Une laideur aussi inimaginable en devient poétique et la rencontre quasi amoureuse entre la Belle (la toujours superbe Anne Bancroft) et la Bête par Roméo et Juliette interposé est un grand moment d’émotion vraie.


 


 

Épargnons-nous tout discours sur la sensibilité résidant sous les plus rudes écorces ou l’alleluia type Figaro sur l’affirmation du triomphe du spirituel en nos temps de matérialisme obtus. Elephant Man nous semble mériter mieux qu’une réduction à ce genre d’antienne ou autres banalités de base, telle l’exigence si actuelle du droit à la différence. Notons d’ailleurs que si l’on désirait à toute force que le film délivre une moralité, celle-ci aurait été encore plus exemplaire si l’homme-éléphant n’avait révélé, à la place de sa sensibilité, qu’une intelligence purement animale : son acceptation par la gentry londonienne aurait alors signifié une grande victoire pour la déviance, respect non plus d’un semblable un peu différent mais d’un être radicalement autre.


 


 

Mais David Lynch n’avait sans doute que faire de fournir un sujet pour un futur Dossier de l’écran. Si son film nous touche, c’est par la justesse avec laquelle il trace le portrait d’un exclu, la qualité de l’émotion qu’il crée sans tomber dans les pièges de la simplification et des héros positifs. Le bon docteur lui-même reproduit la situation à laquelle il avait arraché son patient, en l’exhibant à l’hôpital comme jadis son montreur à la foire.


 

S’il nous touche, c’est aussi par la somptuosité de sa réalisation, la reconstitution du Londres d’époque, avec ses quais gluants hantés par un lumpen qui, plus que Dickens, nous évoque le Jack London du Peuple de l’abîme, et l’habileté avec laquelle il fait se succéder des scènes entre acteurs cérémonieux plus anglais que permis (John Gielgud, Anthony Hopkins) et des scènes où éclatent d’admirables instants de folie collective - l’invasion de la chambre de Merrick ou la traque dans la gare et le fameux "Je suis un être humain", balbutié par la silhouette monstrueuse effondrée contre le mur des toilettes.


 


 


 

Si David Lynch est un auteur, l’avenir nous le dira.
Saura-t-il trouver un sujet pour exalter les réelles qualités de visionnaire confirmées par ce film ? On rêve de le voir affronter Les Saisons de Maurice Pons, ce voyage intérieur éprouvant et magnifique que Eraserhead évoquait déjà.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°136, été 1981

* En DVD, version restaurée 4K chez Carlotta.

1. Dans le Nouvel Observateur, auquel Michel Mardore (1935-2009) a collaboré de 1966 à 1971, puis de 1979 à 1986.
Cf. Olivier Varlet, "David Lynch. L’étrange voyage", Jeune Cinéma n°270, septembre-octobre 2001, 20 ans après.

2. Eraserhead (1977), le premier film de David Lynch, est sorti en France le 17 décembre 1980.

3. Freaks de Tod Browning (1932), a été interdit en Angleterre pendant 30 ans, et censuré aux USA jusqu’en 1980. Le film est sorti en France, le 7 octobre 1932 sous le titre La Monstrueuse Parade.
À propos de La Nuit des morts-vivants et ses avatars, cf. l’article de Jérôme Fabre, "Sur quatre films majeurs de Romero, et quelques avatars", Jeune Cinéma n°298-299, automne 2005.

4. La collection Spitzner a été présentée à Paris, au début de l’été 1980, au Centre culturel de Belgique (inauguré en 1979), devenu le Centre Wallonie-Bruxelles.


Elephant Man (The Elephant Man). Réal : David Lynch ; sc : D.L., Christopher De Vore & Eric Bergen d’après les livres de sir Frederick Treves et d’Ashley Montagu ; ph : Freddie Francis ; mont : Anne V. Coates, Melvin G. ; mu : John Morris. Int : John Hurt, Anthony Hopkins, Anne Bancroft, John Gielgud, Wendy Hiller (USA-Grande-Bretagne, 1980, 124 mn).



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