home > Films > Louise... l’insoumise (1984)
Louise... l’insoumise (1984)
de Charlotte Silvera
publié le mercredi 8 décembre 2021

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°166, avril 1985

Sélection dans la section Panorama de la Berlinale 1985
Prix Georges-Sadoul 1985

Sorties les mercredis 13 mars 1985 et 8 décembre 2021


 


Le cinéma français n’a jamais été très à l’aise avec la guerre d’Algérie, sujet brûlant puis gênant. Entre l’époque où il était impossible de l’aborder - celle où il fallait lire entre les métaphores - Thaumatopea de Robert Enrico (1960) - et les allusions - Adieu Philippine de Jacques Rozier (1962) -, et l’époque où il devenait de mauvais goût d’y revenir - voir l’insuccès de Muriel de Alain Resnais (1963) -, le cinéma officiel, en bon sismographe du sentiment profond, a soigneusement refoulé tout ce qui pouvait venir troubler un consensus basé sur l’oubli. Qu’il ait fallu onze ans pour tourner R.A.S. de Yves Boisset (1973) et quinze ans pour adapter le livre de Henri Alleg, La Question, par Laurent Heynemann (1977) est un signe évident de cette volonté d’occultation. Mais ceci est de l’histoire bien ancienne. On pouvait penser que le mécanisme de prescription mentale allait jouer de plus en plus et que le souvenir de l’Algérie irait s’amenuisant - tant dans le vécu quotidien que dans ses matérialisations cinématographiques.


 

Il est donc assez étonnant de constater comment, cinq lustres bientôt après la fin de la "pacification", la guerre d’Algérie refait surface dans le conscient collectif. Tout se passe comme si un vieux chancre inguérissable n’en finissait pas de démanger la France des profondeurs. [...] C’est une chronique de ces années de plomb que nous offre Charlotte Silvera, avec Louise... l’insoumise, mais qui, considérée sous un angle différent, est complémentaire. La guerre n’apparaît plus comme le lieu d’une prise de conscience nécessaire et d’un engagement total, mais comme un phénomène lointain dont la seule existence est télévisuelle. Nous ne sommes plus parmi les acteurs, mais parmi les "agis", ces "voyageurs de l’impériale"qui traversent une époque sans la reconnaître, simplement cahotés au gré des accidents de l’histoire.


 


 

Aussi la guerre en tant que telle n’est-elle pas le sujet du film, mais elle est là, toujours présente, au fil des journaux télévisés que la famille de Louise ingurgite, comme elle ingurgite Dalida ou Guy Lux, au hasard des conversations de cours de récréation sur l’absence des grands frères, au long des slogans peints sur les murs, aujourd’hui aussi exotiques que "Libérez Henri Martin ! ou "Ridgway la peste" - toujours présente et lointaine, déroulant une fiction parallèle à la fiction du film, et qui n’aurait nul autre intérêt que de dater l’époque si brusquement elle n’intervenait dans l’imaginaire de Louise, justifiant et cristallisant la révolte qui couvait en elle. Révolte sur deux fronts, le familial et le religieux, qui dans son cas n’en font qu’un.


 


 

Précisons le décor : une famille juive qui a quitté la Tunisie pour échouer dans une HLM de la banlieue parisienne, en emportant dans ses bagages toutes les valeurs qui fondent une identité - pratiques religieuses rigoureusement observées, refus d’une intégration impliquant un métissage culturel - et qui survit dans une autarcie peureuse régie par quelques impératifs : on mange casher, on obéit à ses parents, on travaille bien à l’école, on ne parle pas aux étrangers (ici, les Français), on n’écoute pas la radio.


 


 

L’excellent Y’a tellement de pays pour aller (1) avait, l’an dernier, évoqué ce problème du déracinement et de l’adaptation des Juifs tunisiens à Sarcelles. Mais la famille ne recherche même pas ici le soutien de la Diaspora, à peine quelques contacts familiaux, aucune ouverture sur une société qu’on refuse - sans d’ailleurs jamais évoquer l’ancienne. Louise, onze ans, est la seule des trois filles à ressentir comme un drame l’écartèlement, à vouloir secouer le huis-clos imposé, entre les réprimandes à coups de bâton et la prière du Shabat, à ne pas se contenter du monde étriqué qu’on lui autorise, alors qu’elle sent battre derrière la lucarne bleuâtre du téléviseur constamment allumé tout un monde réel autrement fascinant.


 


 

Un monde où l’on voit des femmes s’évader de prison. On a oublié le scandale qu’a représenté, le 25 février 1961, l’évasion de la Petite-Roquette des femmes du réseau Jeanson incarcérées pour aide au FLN. (2) Des hommes qui trahissent leur patrie sont à la rigueur des intellectuels égarés, des femmes qui agissent de même sont assurément des salopes, "en extase devant le sadisme musulman" (3). Mais en plus s’évader ! Alors que, comme le rappellent Hervé Hamon et Patrick Rotman, "les femmes ne s’évadent jamais" (4). Il y avait là une provocation démesurée, que la France profonde du moment a du mal à digérer. Et c’est un bien belle idée qu’a eue Charlotte Silvera de réunir ces deux itinéraires individuel et collectif.


 


 

Car Louise découvre brutalement que rien n’est joué, qu’on peut être femme, et juive, ou française, ou arabe et rompre avec les conditions de vie et les modes de pensée imposés par sa tribu. Puisque des femmes ont osé - et des femmes doublement maudites, puisque françaises et alliées aux Arabes, tout est possible. En s’identifiant à ces insoumises (5) qui incarnent sa volonté de fuite, elle franchit un pas décisif, celui de la découverte d’une liberté immédiate - elle se goinfre de nourriture non casher, rêve la mort de ses parents, refuse désormais de plier devant les interdits.


 


 

Échappant aux criailleries maternelles, sa longue course finale, comme portée par des semelles de vent, est le début d’une autre histoire. Laquelle ? Interrogée, l’auteure avoue ne pas le savoir, assurant qu’elle s’est fixée plus sur la peinture d’un éveil que sur la possible succession des métamorphoses de son personnage. Louise grandit, aux frontières de la délinquance ? Pourquoi pas - mais ceci est un autre problème.


 


 

Si on insiste sur l’aspect "politique" du film, c’est parce qu’il apparaît d’une rare subtilité dans la mise en œuvre de la perspective choisie, celle de l’affleurement de deux réalités. Mais Louise... l’insoumise ne peut se réduire à cette seule dimension. Il faudrait parler de la manière dont Charlotte Silvera a su restituer physiquement le formidable éteignoir familial - robes de maison, tricots de peau et odeurs de cuisine -, de la façon dont Louise vit sa différence religieuse, de la complicité sororale, montrée comme rarement, de la justesse d’observation des comportements scolaires, - toutes choses pas toujours simples à faire vivre.


 


 

Serait-ce à dire que tout est parfait dans ce premier film d’une inconnue ? Non heureusement. Un premier film parfait est un sacré boulot à traiter. Quelques gaucheries subsistent et, pour qui est attentif à la musique secrète d’un film, à cette harmonie tonale qui régit les déplacements et les dialogues, quelques dissonances transparaissent - essentiellement dans le décalage parfois apparent entre le "jeu" des adultes et le naturel merveilleusement capté des gamines. Mais la mère juive abusive n’est pas un rôle très fréquenté dans le cinéma français. Myriam Stern (Louise) est étonnante, et c’est elle qui porte le film.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°166, avril 1985

* Cet article est extrait d’un article plus général intitulé "De l’insoumission à l’insoumise, la guerre d’Algérie à l’écran", Jeune Cinéma n°166, avril 1985.

* Cf. "Entretien avec Charlotte Silvera", Jeune Cinéma n°166, avril 1985

* DVD chez Doriane Films.

1. Y’a tellement de pays pour aller de Jean Bigiaoui, Claude Hagege & Jacques Sansoulh (1983).

2. Dans la nuit du 23 au 24 février 1961, six détenues de la prison de la Petite-Roquette se sont évadées : Micheline Pouteau, Hélène Cuenat et Joséphine Carré (condamnées lors du procès du réseau Jeanson, le 1er octobre 1960), ainsi que les Algériennes Fatima Hamoud et Zina Haraigne, et l’Égyptienne Eliane Rossario.
L’épisode est évoqué dans le n°spécial consacré à Andrée Tournès.
Micheline Pouteau était une collaboratrice de Jeune Cinéma, cf. par exemple, en ligne, son article sur If de Lindsay Anderson (1968).

3. Carrefour du 12 octobre 1960. La revue Carrefour (1944-1986), née dans la Résistance avec des signatures prestigieuses, est devenue un soutien de l’OAS et de l’Algérie française sous la Ve République.

4. Hervé Hamon & Patrick Rotman, Les Porteurs de valises, Paris, Albin Michel, 1979.

5. On peut regretter en passant la paronomase maladroite du titre - choisi sans doute pour ne pas doublonner avec Louise, le vieux film de Abel Gance de 1939 - mais, en fait, la référence à l’insoumission marque bien l’époque.


Louise... l’insoumise. Réal : Charlotte Silvera ; sc : Ch.S. & Josée Constantin ; ph : Dominique Le Rigoleur ; mont : Geneviève Louveau ; mu : Jean-Marie Sénia ; déc : Sylvain Chauvelot & Jérôme Clément. Int : Catherine Rouvel, Roland Bertin, Marie-Christine Barrault, Myriam Stern, Joëlle Tami, Deborah Cohen, Lucia Bensasson, Dominique Bernard (France, 1984, 100 min).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts