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Chambre verte (la) (1977)
de François Truffaut
publié le mercredi 3 août 2022

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°111, juin 1978

Sorties le mercredis 5 avril 1978 et 3 août 2022


 


Une entreprise intrépide, La Chambre verte. Elle brave non pas même les modes transitoires, mais le refus permanent du spectateur - ou, tout court, de l’homme - du rappel de la mort. Car il ne s’agit pas ici de la mort des films d’horreur dont on sait bien, à chaque seconde, que c’est du cinéma, ni de la mort des westerns, dont on sait bien qu’elle ne sera pas la sienne, mais de la mort de tous les jours et de tout le monde qui nous frôle et nous enveloppe. Plus : il s’agit d’un culte des morts que des esprits libres rejettent avec les autres cultes parce que compromis avec les autres cultes...


 

De la difficulté, François Truffaut était bien conscient : "J’imagine que certains spectateurs peuvent être rebutés à l’idée d’aller voir un film sur la mort. Mais quand un sujet me donne des craintes, je me donne plus de mal que s’il est sans problème [...], plus de mal pour rester captivant, pour rester poignant, pour créer une progression". De fait le scénario de La Chambre verte, qu’il a élaboré avec son ami Jean Gruault, a mûri pendant six ans. On mesure le chemin parcouru quand il nous révèle les "états" primitifs de son projet : "Dans le premier, il y avait un homme qui n’aime que les morts et qui tue lentement la femme qui lui plaît pour pouvoir l’aimer.". Il est clair que c’eût été un film à l’américaine frôlant le fantastique traditionnel et François Truffaut le sait bien, qui dit "J’ai beaucoup pensé à certains films américains des débuts du parlant, en particulier aux films d’Universal". Mais ensuite, il a pris ses distances et il a abouti tout au contraire à "un film anti-hollywoodien, en ce sens qu’à Hollywood on travaille avec une grande générosité narrative" (1), à un scénario autrement savant, autrement sensible dans sa sobriété narrative.


 

C’est l’histoire de Julien Davenne, dont toute la vie depuis la disparition de sa femme Julie est remplie par un exclusif amour des morts. Julie d’abord, à laquelle il a voué, dans sa maison, une chambre verte du souvenir, et puis aussi, tous ses autres morts pour qui il obtient l’usage d’une chapelle désormais constellée des cierges qui les figurent. Et "ses" morts sont nombreux, car les scénaristes ont eu l’heureuse idée de resituer les récits de Henry James (qui étaient leur point de départ) dans les années qui suivent immédiatement la grande boucherie de 1914, et de donner ainsi une signification généralement humaine à ce qui aurait été, sinon, un cas pathologique.


 


 

L’obsession de Cécilia vient croiser celle de Julien. Sa vie, à elle, est remplie par un seul mort qu’elle a aimé jadis. Entre eux pas d’amour possible (surtout de la part de Julien) puisque l’amour est ailleurs, seulement une complicité dans l’amour des morts qui fait que Cécilia aura accès à la chapelle secrète, pourra même en devenir la gardienne en l’absence de Julien. Mais il se révèlera que le mort de Cécilia est Paul Massigny, un politicien arriviste qui jadis a trompé l’amitié de Julien, et qu’à ce mort-là, il refuse farouchement son amour.


 


 

Cette intrigue étrange et subtile donne corps au conflit qui est le thème du film : l’affrontement entre le culte des morts et l’amour des vivants.
Les vivants, pour Julien, cela se limite à un enfant sourd-muet, le seul être - sans doute parce que retranché comme lui des vivants -, avec qui il ait un vrai contact. Le culte des morts a la part belle et occupe toute la scène.


 

Le culte des morts, on peut avoir horreur de cela. À quoi tient alors que, quelquefois au moins, le film soit si touchant ? Sans doute à la qualité émotionnelle très authentique et contagieuse qui l’imprègne. Souvent François Truffaut atteint ce qu’il nous dit avoir recherché, "une émotion retenue, une émotion non pas par paroxysme mais par accumulation" (2). La première visite de Cécilia à la chapelle, où devant chaque portrait la parole de Julien fait revivre ses morts, est d’une saisissante beauté.


 

Sans doute aussi au fait que cette fidélité aux morts devient la fidélité tout court. Mais surtout ce culte des morts est arraché ici à la gangue des conventions qui d’habitude le rendent répulsif ou insipide.
Aux conventions de la religion d’abord (même si lui sont empruntés ses attributs, chapelle et cierges), François Truffaut tient à mettre les points sur les i. Dès les premières images, un ami de Julien, comme lui jadis, vient de perdre sa femme, et Julien, aux obsèques, affronte le prêtre, rejetant les consolations de l’au-delà, parce que c’est en ce monde et en nous que les morts continuent de vivre.


 

Aux conventions sociales aussi et presque mondaines de ce qu’on appelle "le respect de la mort". Car Julien est capable de haïr un mort. Il est surprenant que les critiques jusqu’à maintenant aient si peu mis en valeur cette facette du film, car pour l’auteur elle semble capitale : "Sans Massigny, a-t-il dit, il n’y aurait pas eu de film", et encore - de manière plus passionnelle -, parlant de son interprétation du rôle de Julien : "Il y a en particulier une scène que je tenais à interpréter : celle où Davenne refuse un cierge à Paul Massigny". Il semble que pour lui, à l’égard des morts comme des vivants, qui ne sait par haïr ne sait pas aimer. Et on croit retrouver là les arêtes vives qui font aussi partie du caractère du cinéaste, la passion balayant le respect qui marqua jadis sa première carrière de critique.


 

Or c’est François Truffaut lui-même qui interprète Julien Davenne. Le résultat, un peu étrange, est que le spectateur qui le reconnaît ne parvient pas à secouer une sorte d’identification de l’auteur à son sombre personnage. Identification absurde certes : Il n’est évidemment pas ce nécrophile pathologique. Et pourtant... Quand on lui demande pourquoi il a joué lui-même, il répond : "Parce que c’était plus intime. Il m’a semblé que, si je jouais moi-même le rôle de Julien Davenne, j’obtiendrais la même différence que lorsque, faisant mon courrier au bureau, je décide d’écrire certaines lettres à la main, les autres étant dictées et tapées à la machine" (3). S’il nous adresse cette lettre à la main, c’est donc pour nous dire des choses qui lui tiennent à cœur. De fait cette fidélité à ses morts doit faire partie de François Truffaut comme la fidélité à ses livres dans Fahrenheit 451 - c’est lui-même qui fait le rapprochement entre les deux films (2) -, ou la fidélité aux "films de sa vie" dans toute son œuvre.


 

Si ce film était seulement l’étrange histoire de Julien Davenne, lui François Truffaut trouverait-il, pour en parler, des accents aussi personnels que ceci : "Chaque année, il nous faut rayer des noms sur le carnet d’adresse de notre agenda, et il arrive un moment où nous nous apercevons que nous connaissons plus de morts que de vivants" (3) ? Et mêlerait-il dans la chapelle les portraits de ses morts à ceux des morts de Julien Davenne ? Parmi eux, Maurice Jaubert, arraché à lui et à nous par la guerre de 39-45, comme à Davenne ses amis par la guerre de 14-18, Maurice Jaubert qui revit ici par sa musique pour la quatrième fois dans un de ses films. (4) Tout ceci n’a rien à voir avec ce qu’on appelle "autobiographie", mais à travers le prisme d’une histoire racontée, c’est la sensibilité de l’auteur qui se révèle et s’exprime. On a trop dit que, renonçant à ses ambitions du temps de la Nouvelle vague, il était devenu un metteur en scène "comme les autres". Ceci sans doute parce qu’il n’a pas le goût des acrobaties de langage et des déconstructions de récit, qui font aujourd’hui les films élitaires, qu’il a au contraire le goût de bien raconter une histoire. Mais alors il aurait pu faire "comme les autres", comme presque tous les cinéastes : se raconter dans une première œuvre autobiographique, et puis ensuite chercher seulement de belles histoires à raconter, valables en elles-mêmes, étrangères à soi-même.


 

Tout au contraire, de bout en bout de son œuvre, des Quatre Cents Coups à La Chambre verte - oui, même à travers ce cas pathologigue de nécrophilie qu’est celui de Julien Davenne -, en transparence des histoires qu’il raconte (et qu’il raconte bien), indirectement, sa sensibilité, sa vie imprègnent ses films. C’est le tout simple secret de son art.

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°111, juin 1978

1. Les citations précédentes sont extraites d’un entretien avec Michel Perez, Le Matin, 23 mars 1977.

2. In Entretien avec Claude-Marie Trémois, Télérama, 7 avril 1977.

3. Entretien avec Catherine Laporte et Danièle Heymann (Press-book).

4. Le compositeur Maurice Jaubert (1900-1940) a commencé à travailler pour le cinéma avec Nana de Jean Renoir (1926) et a prolongé cette collaboration jusqu’à la guerre (et sa mort au front), ses derniers films datant de 1939 : Violons d’Ingres de Jacques B. Brunius, L’Esclave blanche de Marc Sorkin & Georg Wilhelm Pabst, La Fin du jour de Julien Duvivier et Le jour se lève de Marcel Carné.
François Truffaut a utilisé sa musique de façon posthume, avec le concours du musicologue François Porcile, pour quatre de ses films : L’Histoire d’Adèle H (1975), L’Argent de poche (1976), L’Homme qui aimait les femmes (1977) et La Chambre verte (1978).


La Chambre verte. Réal : François Truffaut ; sc : F.T. & Jean Gruault, d’après les nouvelles L’Autel des morts (1895), La Bête dans la jungle (1903) et Les Amis des amis (1896) de Henry James ; ph : Nestor Almendros ; mont : Martine Barraqué ; mu : Maurice Jaubert ; déc : Jean-Pierre Kohut-Svelko ; cost : Monique Dury & Christian Gasc. Int : François Truffaut, Nathalie Baye, Jean Dasté, Patrick Maléon, Jeanne Lobre, Antoine Vitez, Jean-Pierre Moulin, Serge Rousseau, Jean-Pierre Ducos, Annie Miller : Geneviève Mazet, Nathan Miller : le fils de Geneviève Mazet (France, 1977, 94 mn).



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