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Desbiolles, Maryline (livre)
Machin (2019)
publié le mercredi 24 août 2022

par René Prédal
Jeune Cinéma n°394, mai 2019

Maryline Desbiolles, Machin, Paris, Flammarion, 2019.


 


Le lecteur connaît notre intérêt pour les romans dans lesquels interviennent des films ou des cinéastes en tant que protagonistes, quand le cinéma est à l’œuvre comme inspiration de l’écrivain et moteur du récit. Par exemple Les Vacances de Julie Wolkenstein (1), ou Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger (2). C’est le cas aujourd’hui de Machin, le dernier roman de Maryline Desbiolles, auteure de nombreux livres, dont Anchise, prix Fémina 1999.

Machin est un "vrai" titre de roman, qui évoque un manque d’identité, du vague, un creux, un truc indéfinissable de matière indicible. Mais c’est aussi le nom véritable (quoique ô combien improbable) du cinéaste Alfred Machin, célèbre dans les années 10 et 20 par ses films animaliers tournés à Nice dans les studios Pathé, et longtemps oublié, jusqu’à ce que, à la fin des années 60, Francis Lacassin le fasse découvrir aux cinéphiles par un volume de L’Anthologie du cinéma puis un autre volume, plus complet et plus luxueux, qui viendra en 1997 : Alfred Machin, de la jungle à l’écran (3). Il faisait ainsi de Alfred Machin, non seulement un des fleurons de sa Contre-histoire du cinéma (4), mais aussi un de ces cinéastes un peu foutraques, de ces oubliés de l’histoire officielle, auxquels des cinéphiles comme Claude Beylie & Philippe d’Hugues, ou Bertand Tavernier veulent rendre leur place en tant que minorités agissantes, corps francs marginaux d’un 7e art qui serait sans eux un peu trop compassé, formaté aux normes du pouvoir esthétique.

Amoureuse du cinéma, des animaux et niçoise d’adoption depuis longtemps, Maryline Desbiolles ne pouvait que rencontrer Alfred Machin, auquel le célèbre pélican naturalisé du Musée d’histoire naturelle de la ville (construit non loin des studios Machin, le long du même fleuve Paillon) devait forcément la conduire. Car cette pièce du musée a une histoire : l’oiseau faisait partie de la ménagerie entretenue par Alfred Machin pour fournir les protagonistes de ses films, avec le fameux singe Auguste, qui jouait avec les enfants, faisait du vélo et surtout interprétait de vrais rôles habillé en homme, ou la panthère Mimir (5), tellement célèbre que la légende la rend responsable de la mort du cinéaste à 52 ans, alors qu’il succombera à une banale crise cardiaque et non à une attaque inattendue du fauve apprivoisé.
Or, un jour que le pélican prenait son bain dans le fleuve, il fut abattu par un chasseur. Furieux et désespéré, Alfred Machin le fit empailler et, à la mort de son patron, le musée récupéra l’animal, qui y est toujours depuis. Maryline Desbiolles plongea donc dans l’existence aventureuse de Alfred Machin, auteur du célèbre Maudite soit la guerre, film antimilitariste réalisé avec l’aide de l’armée belge, ses soldats et ses canons en 1913, et diffusé seulement en 1914, deux mois avant la déclaration de la Grande Guerre.

Auparavant, il avait été cinéaste-chasseur en Afrique, reconstituant ses cruelles campagnes contre les animaux sauvages, et filmant le destin de l’un d’eux, tué spécialement pour le film jusqu’à sa peau transformée en descente de lit… Curieux bonhomme que ce Alfred Machin qui régnait avec femme et enfants dans le monde du cinéma davantage que dans le réel. Mais il n’était pas commode et les membres de sa famille le quittèrent les uns après les autres… pour aller s’installer au Maroc.

Machin n’est pas la biographie de Alfred Machin, mais celui-ci est un peu le fantôme de l’histoire, celui qui hante les souvenirs du personnage principal, André, comme la capitale de la côte d’Azur lui fournit sa lumière : "Au début de ce mois de juillet, ma poitrine s’est dilatée, j’ai éprouvé de la joie en arrivant à Nice dont le nom si bref, si léger a troué tant de fois mon enfance…". Or, de sa jeunesse à Casablanca, André a retenu surtout les heures passées dans le garage de monsieur Cloclo, surnom de Claude Machin, le fils du cinéaste, qui lui racontait, des après-midi entières, l’existence extraordinaire de son père, avant lui, pendant ses années au studio et même après.
Dès lors, la ligne de vie tragique d’André, de Casablanca à Nice, de 1950 à nos jours, croisera à plusieurs reprises le destin fabuleux du cinéaste animalier et, plus généralement du cinéma, depuis les images d’éléphants migrant du zoo de Saint-Jean-Cap-Ferrat au studio de Nice, sur fond de mer et de palmiers. Parfois, l’existence d’André semblera s’égarer : ainsi se retrouve-t-il au Mans, où se déroulent des grèves et des manifestations aux usines Renault. Mais lui fait partie d’un ciné-club qui présente La Reprise du travail aux usines Wonder (1968) avec le beau personnage de l’ouvrière déçue qui clôt ce classique du cinéma militant. André lui aussi rencontrera une fille révoltée du même genre, car le cinéma n’est jamais bien loin de l’existence d’André comme, inversement, la vie de celle des films de Alfred Machin.

La présentation du livre à la Cinémathèque de Nice fut l’occasion de voir, outre une copie restaurée de Maudite soit la guerre, (1914), Madame Babylas aime les animaux (9 mn, 1911) qui n’est pas un film animalier selon la formule ultérieure de Alfred Machin, mais un film Pathé avec animaux, tourné par lui avec Mimir. Pur burlesque, on y voit Babylas, dont l’appartement bourgeois est encombré de cages et d’animaux accumulés par sa femme. Cellci ramène même un cochon, découvert à la campagne, qui sera hissé avec difficulté dans les escaliers jusqu’au second étage. Babylas se venge en faisant livrer un léopard qui dévastera la maison et les rues voisines, poursuivant et blessant notamment le cochon. Mais Babylas sera littéralement explosé par une tempête du sommet de son échelle, au-delà du haut de l’image, tandis que son épouse se retrouve au lit, pelotant avec amour le cochon et ses bandages…
Ce qui prouve, comme le remarque la romancière, que Alfred Machin savait cultiver un réjouissant pré-surréalisme scandaleux, mâtiné d’un soupçon de psychanalyse, subvertissant les codes du classique comique destructeur de la série.

René Prédal
Jeune Cinéma n°394, mai 2019

1. Les Vacances de Julie Wolkenstein (Paris, P.O.L., 2017).

2. Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger (Paris, P.O.L., 2012).

3. Francis Lacassin, Alfred Machin, de la jungle à l’écran, Paris, Dreamland, 2001.

4. Francis Lacassin, Pour une contre-histoire du cinéma, Union Générale d’Éditions, 10/18, 1972.

5. Si célèbre qu’elle a eu droit à une couverture de Jeune Cinéma, n° 245, septembre-octobre 1997. Cf. "Alfred Machin au Musée d’Orsay", Jeune Cinéma n°245, septembre-octobre 1997
Cf. aussi, Jeune Cinéma n°378-379, février 2017.


Maryline Desbiolles, Machin, Paris, Flammarion, 2019, 144 p.



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