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Salamandre (la) (1971)
de Alain Tanner
publié le mercredi 8 mai 2019

par Jean-Pierre Jeancolas
Jeune Cinéma n°58, novembre 1971

Sélection de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1971
Sélection du Forum à la Berlinale 1971

Sorties les mercredis 27 octobre 1971, 28 juin 2004 et 8 mai 2019


 


Il a déjà été question des conditions matérielles qui ont présidé à la réalisation du film de Alain Tanner, et cela de sa propre plume (1). Inutile d’y revenir.


 

Retour du Brésil, un journaliste genevois accepte une besogne alimentaire : rédiger pour la télé un scénario à partir d’un fait divers vieux seulement de quelques années, un coup de fusil qui a blessé un vieil homme, et dont on n’a jamais su s’il avait été tiré par la nièce de la victime, ou si c’était un accident. Il s’adjoint la collaboration d’un ami romancier. Le romancier écrit d’emblée - c’est son métier que d’écrire des romans. Le journaliste enquête, retrouve l’oncle, puis Rosemonde. Et plus les deux amis découvrent la jeune femme, plus ils la connaissent, moins leur travail devient possible. Ils abandonnent, mais pour Rosemonde et pour eux rien ne sera plus jamais comme avant.


 


 

Il y a dans le film, comme déjà dans Charles mort ou vif, (1969) des éléments proprement suisses - c’est marrant d’écrire "proprement suisses", on a l’impression bête de flirter avec le pléonasme -, qui sont à la limite du gag ou de la charge : la conversation avec l’oncle sur le fusil militaire, ou les deux inspecteurs qui viennent successivement chez Pierre. Il y a Genève, le Jura, et la vallée dégueulasse, mais ça n’est pas le plus important. La Salamandre, c’est un peu la vieille histoire du film en train de se faire, et qui ne se fait pas, comme Huit et demi de Federico Fellini (1963), ou comme cet Octobre à Madrid (1967) auquel on pense pour constater que Alain Tanner a réussi ce que Marcel Hanoun avait raté.


 

C’est une réflexion sur le poids, bien connu des ethnologues, que prend l’observateur par rapport au sujet observé. De même que les Indiens de l’Amazonie sont modifiés par la présence d’un Claude Levi-Strauss, de même Rosemonde ne dialogue pas impunément devant le magnétophone de Pierre : elle se révèle à elle-même, elle s’ouvre, elle se reconnaît (comme Charles déjà s’était reconnu (re-connu) devant la caméra de la télévision. Et par-là même elle démolit le travail trop précipitamment échafaudé par Paul le romancier. La vraie Rosemonde vit, change sans cesse, avec toujours une longueur d’avance sur ses témoins intéressés (2).


 

Ce portrait lui-même, jamais achevé, de la jeune femme, est passionnant comme une enquête (en fait, c’est une enquête) de sociologue. Et pas si courant. Des Rosemonde, qui travaillent dans une charcuterie industrielle ou dans un magasin de chaussures, qui peut-être se sont fait faire un jour un enfant que la grand-mère élève à la campagne, il y en a partout, vous en cotoyez cinquante dans le métro tous les matins, mais vous ne les voyez pas. Le regard glisse sur une apparence extérieure, on note peut-être le mouvement du maxi-manteau, on dit "une greluchette", et on oublie.


 


 


 

Alain Tanner nous rappelle que les greluchettes ont aussi une histoire, et pas moins intéressante (plus, peut-être) que celle des bourgeoises conformes qui peuplent les écrans français. La Salamandre - rendons hommage ici aussi à la présence de Bulle Ogier -, c’est un admirable portrait de femme. Comme la Frédérique de La Truite de Roger Vailland (1964), autre animal à sang froid, qui devançait toujours l’image que les autres se faisaient d’elle - qui vivait juste. Rosemonde fait beaucoup penser à elle. Elle aussi date "d’avant la civilisation", et possède ce qu’il appela un jour "l’intégrité des bêtes sauvages".


 

La Salamandre est aussi un film de texte. La langue française y est pleine, juteuse, vivante. Les acteurs - Jean Luc Bideau, aussi réjouissant que dans James ou pas  -, la font mousser avec un plaisir qui fait plaisir. N’est-ce pas curieux qu’à un moment où le cinéma hexagonal exsangue ne sait plus parler, e soit de Québec ou de Romanche que tombent les aphorismes qui deviennent mots-de-la-tribu, comme jadis "l’atmosphère" de Arletty, le "M’sieur l’marquis" de Carette, ou le "Petit Ping Pong" du Bel Âge. (3)

Jean-Pierre Jeancolas
Jeune Cinéma n°58, novembre 1971

* Cf. aussi "La Salamandre, rebond", Jeune Cinéma n°287, janvier 2004.

1. "Le cinéma de Suisse romande, sans marché, ni infrastructure", Jeune Cinéma n°54, avril 71.

2. Il ne serait ni arbitraire ni artificiel de filer un parallèle entre Michel Soutter et Alain Tanner. Les conditions de travail, le lieu, l’emploi - dans James ou pas (1970) et dans La Salamandre au moins -, des mêmes acteurs, nous y invitent. On aboutirait peut-être à cette idée, qu’on propose comme hypothèse à développer : Michel Soutter est le cinéaste de l’identité perdue, diluée. Nous en savons moins à la fin du film sur James et Hector, ou dans La Pomme (1969) sur Simon, le journaliste et la voyageuse, que nous ne croyions en savoir aux premières images. Et Alain Tanner serait le cinéaste de l’identité retrouvée (Charles et Rosemonde).

3. Hôtel du Nord de Marcel Carné (1938) ; La Règle du jeu de Jean Renoir (1939) ; Le Bel Âge de Pierre Kast (1960).


La Salamandre. Réal : Alain Tanner ; sc : A.T. & John Berger ; ph : Renato Berta & Sandro Bernardoni ; mont : Brigitte Sousselier & Marc Blavet ; mu : Patrick Moraz. Int : Bulle Ogier, Jean-Luc Bideau, Jacques Denis, Véronique Alain, Daniel Stuffel, Marblum Jequier, Marcel Vidal, Dominique Catton, Violette Fleury, Mista Préchac, Pierre Walker, Janine Christoffe, Guillaume Chenevière, Claudine Berthet, Michel Viala, Jean-Christophe Malan, François Simon (Suisse, 1971, 124 mn).



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