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Snow, Michael (1928-2023) (e) II
Entretien avec Jean Delmas (1978)
publié le lundi 9 janvier 2023

Rencontre avec Michael Snow

Par le film, une nouvelle vision de l’univers
Jeune Cinéma n°117, mars 1979


 


Canadien de naissance, peintre et musicien de formation, Michael Snow a trouvé la confirmation de sa vocation de cinéaste dans l’atmosphère de l’Underground new-yorkais des années 60. "Expérimental" : le mot, appliqué à lui, a tout son sens, comme le montrent déjà les hypothèses de travail qu’il énonçait à propos de Wavelength, qui, en 1967, le plaçait au tout premier rang de ce cinéma.

C’est avec La Région centrale (1971) qu’éclate l’audace de cette expérimentation. Il a obtenu alors de l’Office canadien du film des crédits qui lui permettent de construire la machine qu’il avait méditée - une machine destinée à mouvoir cette autre machine qu’est la caméra en l’orientant sur tous les rayons d’une sphère.
Cette machine, il l’a placée et "en a joué" - il aime la comparer a un instrument de musique - sur un plateau lacustre soigneusement choisi après des mois de voyages, une région totalement inhabitée à 100 milles au Nord de Montréal. Le résultat est un film où, pendant trois heures fascinantes, un paysage se trouve dévisagé sous tous ses angles et dans toutes les lumières par un regard qui glisse des cailloux immédiatement proches vers la ligne d’horizon, puis circule dans le ciel, pour revenir ensuite à l’horizon arrière, ou qui inspecte la totalité de l’horizon, ou qui prend terre et ciel en écharpe. Aussi bien les mots trahissent : il n’y a plus ni avant, ni arrière, ni dessus ni dessous, c’est un paysage total. Un regard qui au lieu d’être limité à l’angle étroit du regard humain se démultiplie à toute la sphère - "œil sans corps".

Expérimentateur froid, impassible en apparence, Michael Snow évacue tout élément dramatique. Il se refuse à toute émotion, sinon comme un "sous-produit" qu’il ne peut contrôler chez le spectateur. L’homme n’a pas de place dans ses films : dans Wavelength (1967), un cadavre ne joue pas plus de rôle qu’une armoire qu’on déplace, l’un et l’autre étant là seulement pour une redéfinition relativiste de l’espace. Et pourtant...

Et pourtant cette expérimentation, qui n’est aucunement un jeu gratuit, débouche sur un enrichissement de l’esthétique : le rapport son et image par exemple dans New York Eye and Ear Control en 1964. Ou bien sur une mise en crise de la géométrie : la surface plate dans la lumière colorée de Wavelength. Ou enfin, sur une métaphysique proche - à son corps défendant, semble-t-il - de l’expérience religieuse : Le zéro nirvanique de La Région centrale.

Sa recherche paraît d’abord aussi anti-humaniste que possible : il ne parle que d’assembler "des choses", de traiter "une matière". Poutant, très au-delà des chercheurs du trompe-l’œil de l’âge baroque - du théâtre de Andrea Palladio à Vicence aux escaliers de Braga -, on pense aux grands découvreurs du Quattrocento, l’Humanisme historique. À Paolo Ucello qui mettait à introduire la géométrie classique dans l’art autant de passion froide que Michael Snow, les temps ayant changé, en met à l’éliminer. Il y a même une étonnante correspondance entre le Michael Snow de Wavelength, (l’affrontement de la surface plate et de la perspective classique) et Paolo Uccello, dont Lionello Venturi dit : "Il adore la perspective et la peint pour elle-même, il sait obtenir par elle des profondeurs très accentuées. Et cependant, il aime composer ses images sur la surface, il remplit ses espaces vides par des raccourcis". On pense surtout à Leonardo da Vinci, dont on imagine qu’il aurait pu faire un pareil usage de la caméra s’il l’avait possédée. Puisque, cinq siècles après, le rêve de "l’homme volant" aboutit à l’Airbus, rien ne nous empêche de penser que dans cinq siècles, une "machine de Snow" miniaturisée concrétisera le rêve d’un homme omni-voyant".

J.D.


 


Jeune Cinéma : Quand vous devez remplir un questionnaire qui vous demande d’indiquer votre activité, qu’inscrivez-vous ?

Michael Snow : Artiste.

J.C. : Qu’entendez-vous par là ?

M.S. : Je m’intéresse au son, j’ai été musicien et je fais des choses qui ne sont que son. J’ai été peintre, je peins des choses qui se mettent au mur. Je fais encore des compositions photographiques et des films. Et aussi des sculptures. Je crois que dire "artiste" indique non le matériau dont on se sert, mais qu’on fait des choses d’un certain genre.


 

J.C. : Maintenant, vous donnez plus de temps au film qu’à autre chose ?

M.S. : Je suis spécifiquement intéressé par le cinéma, c’est vrai. Dans les dernières années, je me suis intéressé au cinéma plus qu’à toute autre chose. Mais quantité de choses qui d’abord étaient séparées dans mon activité ont trouvé un point de confluence dans le film. Par exemple ce que j’ai produit dans le domaine du son a été pendant longtemps une chose en soi, mais dans le cinéma j’ai le moyen de l’utiliser ensemble avec l’image.


 


 

J.C. : Quelles sont les implications du titre New York Eye and Ear Control (1964) ?

M.S. : J’ai essayé de faire quelque chose où le son et l’image auraient une force égale. Par exemple on peut prendre un film et jouer n’importe quelle musique en accompagnement, et si grande que soit la musique elle sera subordonnée au film - c’est un peu la manière dont Bach est utilisé dans certains films français. C’est toujours de la grande musique, mais cela devient quelque chose d’autre parce qu’elle contribue à créer l’atmosphère et on n’écoute plus la musique. Ce qui m’intéressait au contraire, était de faire quelque chose où on pouvait voir et entendre en même temps. Pour cela j’ai fait un contrepoint entre des images qui étaient classiques et mesurées et un son très spontané, très émotif.

J.C. : Eye and Ear control est un film très émotif. Cela commence avec la figure de la "walking woman" détendue sur la plage, puis vient l’extraordinaire solo de Don Cherry, comme un blues. Il semble qu’il y a des échanges émotifs très nets dans le film.

M.S. : Bon, les émotions ne sont pas sans importance, mais elles ne sont pas la matière sur laquelle je travaille. Je mets ensemble les choses, et les émotions sont un sous-produit d’un certain type d’action. Mais je ne cherche pas à rendre heureux ou triste, rien de ce genre. À ce propos je voudrais encore ajouter : le signifié n’est pas sur l’écran.


 


 

J.C. : Les images ont pour vous des connotations émotives ?

M.S. : Oui, mais elles sont un sous-produit de l’expérimentation sur telle image particulière, plus le son ou autre chose. Comme dans ce film qui voulait traiter des contraires - ou présumés tels. Rapide-lent, ville-campagne, etc... Par exemple, c’est en noir et blanc et ça finit sur un homme noir et une femme blanche. Ce sont les deux seules personnes qu’on voit ensemble dans le film. Il y a une progression graduelle de la ressemblance, au sens figuratif, jusqu’à ce qu’arrive l’image.

J.C. : Comment vous situez-vous par rapport à quelqu’un qui veut ignorer ce que vous voyez comme une structure définie ? Pour donner un exemple, qu’éventuellement on peut voir le film différemment de vous.

M.S. : Je crois que c’est parfaitement valable. Quand on fait quelque chose, il faut avoir quelque chose en main, disons. Moi je travaille ainsi. Je travaille avec du matériel, et ce qui m’intéresse est de disposer les choses d’une certaine manière. À le dire, cela paraît plus clair que cela n’est. Mais je ne crois pas pouvoir calculer un effet. Vous pouvez vous servir de mes films pour rire ou pour pleurer, vous en avez pleinement le droit, mais ce n’est pas à cela que je vise. Je crois même que c’est justement ce que je désapprouve dans la plupart des autres films, et c’est pour cela que je ne vais pas au cinéma. Le rire et les pleurs artificiels, c’est un genre qui ne me plaît pas. Cela ne m’intéresse pas, je préfère que les choses arrivent, et ça suffit.


 


 


 

J.C. : Dans une certaine mesure, vos films rappellent ceux de Robert Bresson.

M.S. : Oui... mais je voudrais avoir un détachement encore plus grand. Avec La Région centrale, je voulais vraiment construire un phénomène qui existe face au spectateur, et que chacun puisse choisir, en un certain sens, d’y participer ou non.

J.C. : Les films narratifs vous intéressent-ils ?

M.S. : J’ai pris rendez-vous pour des choses qui pourraient être définies film narratif. J’aimerais faire un film avec un dialogue, où l’élément dominant serait le son. Mais je ne crois pas que cela non plus serait vraiment un film narratif.

J.C. : Comment décririez-vous Wavelength à quelqu’un qui ne l’aurait pas vu ?

M.S. : Probablement, je dirais que c’est un long zoom. Comme dit presque tout le monde : c’est formidable, parce que ça ne signifie rien.


 


 


 

J.C. : Pourquoi avez-vous choisi le zoom ?

M.S. : Je ne me rappelle pas avec précision.

J.C. : La question était, disons, insidieuse. Le zoom est intéressant dans la mesure où c’est une chose que fait la caméra et que nous ne pouvons pas faire avec nos yeux. Une chose notable dans le film est la manière dont le zoom lent met en discussion toute la signification du zoom. On approche des murs, mais les côtés ne disparaissent pas : on perd quelque chose sur les bords, mais pas beaucoup. C’est notre perspective qui change plus que notre point de vue.

M.S. : J’ai écrit un article, à l’origine pour le catalogue de la Coopérative des cinéastes de New York, mais qui a été publié ailleurs avant que le film ait un certain succès, dans lequel je disais avoir voulu faire un film définitif. Et c’est vrai. Pendant toute cette année-là j’ai pensé à un film essentiel. De la lumière colorée sur une surface plate. Le matériau est la lumière et le temps. Et la description (depiction) de l’espace.


 

J.C. : Comment concevez-vous les éléments dramatiques dans votre film ? C’est comique d’employer ce mot. Mais, étant si rares, ils en assument une signification dramatique encore plus grande. Par exemple vers le milieu de Wavelength, il semble y avoir une mort.

M.S. : C’est l’idée de base, mais à l’origine j’avais pensé à quelque chose d’encore plus froid. Je voulais un corps sur le pavé et la caméra qui passerait par-dessus lui. Comme la bibliothèque transportée dans la chambre. En réalité, ce n’est pas un fait si dramatique. Mais il y a des connections métaphoriques entre ces rayonnages qui sont vides et le fait de regarder dehors par la fenêtre. Et je voulais quelque chose qui ait un certain poids et qui soit déplacé dans l’espace. Quand on voit la chambre pendant un long temps, on perd le sens de sa dimension. Mais quand quelqu’un la traverse, on a de nouveau idée de sa profondeur. Les choses - la chambre, l’espace - s’aplatissent toujours plus, ce qui est leur réalité vraie, du moment où on traite de lumière colorée sur une surface plate. Et puis, d’un trait, la surface est brisée par cette illusion de personnes, ou de quoi que ce soit, qui se meuvent là dedans. C’est à cela que j’ai travaillé : les divers types de réalités impliqués.


 


 

J.C. : Donc le drame est secondaire.

M.S. : Il est secondaire dans la mesure où je cherche d’abord à situer ces choses dans le temps et à travailler avec l’espace. Ensuite, j’ai pensé à des types de connections avec les événements, et je voulais avoir une gamme de connections. Le coup de téléphone relatif au cadavre est un type différent d’indication narrative par rapport aux autres choses. En outre, d’autres éléments du film aussi, comme la couleur, sont des événements et ont leur valeur dramatique.

Propos recueillis par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°117, mars 1979

Cf. aussi :

* La Région centrale, par Michael Snow, Jeune Cinéma n°117, mars 1979.

* "Entretien avec Joe Medjuck", Jeune Cinéma n°117, mars 1979.

* "Michael Snow (1928-2023)" Jeune Cinéma en ligne directe.


* Wavelength. Réal, sc, ph, mont : Michael Snow ; mu : Tom Wolff. Avec Hollis Frampton, Lyne Grossman, Naoto Nakazawa, Roswell Rudd, Amy Taubin, Joyce Wieland, Amy Yadrin (Canada-USA, 1967, 45 mn).
Grand Prix du Festival de Knokke-le-Zoute 1967.

* La Région centrale. Réal : Michael Snow ; ph : Pierre Abbeloss (Canada, 1971, 180 mn). Documentaire.
Sélection de la Mostra du nouveau cinéma de Pesaro 1972.

* New York Eye and Ear Control. Réal : Michael Snow ; mu : Albert Ayler, Don Cherry et Gary Peacock. Avec Albert Ayler, Don Cherry, Sunny Murray, Gary Peacock, Roswell Rudd, John Tchicai (Canada, 1972, 34 mn).



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