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Snow, Michael (1928-2023) (e) I
Entretien avec Joe Medjuck (1971)
publié le lundi 9 janvier 2023

Rencontre avec Michael Snow (1971)

Take one, janvier 1972 *
Jeune Cinéma n°117, mars 1979


 


Take One : Vos films mettent en crise la notion classique de géométrie.

Michael Snow : Dans Wavelength (1967), il y a deux pôles de possibilité : l’un par lequel on a l’illusion d’un espace doté d’une profondeur, une hallucination à partir de laquelle on voit une chambre ; l’autre par lequel de fait n’existe rien d’autre que de la lumière colorée.
Dans le cours du film viennent à être présentées beaucoup de possibilités qui oscillent entre ces deux pôles. Quelquefois il y a sur l’écran seulement de la couleur pure, laquelle correspond à l’essence du phénomène cinématographique, de la lumière colorée sur une surface plate. Le film commence sur l’illusion d’un espace très profond et se termine sur quelque chose de plat. Quelquefois c’est un film descriptible en termes réalistes, d’autres fois un film fait du concret, de matière.
Peut-être bien que ce que nous voyons n’est pas un vrai espace, mais c’est de la vraie lumière colorée et nous entendons un vrai son, c’est-à-dire ce que je considère comme la matière du cinéma, la lumière et le temps.


 


 

T.O. : Il y a deux films qui paraissent être une réflexion sur ses activités extérieures au cinéma, New York Eye and Ear Control (1972) en ce qui concerne la musique, Side Seat Paintings Slides Sound Film (1970) en ce qui concerne la peinture, et avant tout la notion de surface plate outre celle du temps au sens chronologico-biographique.

M.S. : Je suis très intéressé par le rapport son-image et je ne crois pas que, jusqu’à maintenant, il ait été expérimenté à fond. Dans Eye and Ear Control, je voulais que son et image soient deux choses très distinctes l’une de l’autre, mais simultanées : un son très émotif et complexe et une image très froide, mesurée et classique.


 


 

Dans Side Seat Paintings, un spectateur supposé regarde un écran, où sont projetées des diapositives, depuis la pire des positions, un fauteuil très latéral, d’où il voit plutôt mal quelque chose en quoi il reconnaît des rectangles, et aussi en partie parce qu’une voix lui en dit les mesures sans compter le titre et la date de la composition. Au fur et à mesure que le film avance, le son se ralentit et la lumière devient plus obscure. À la fin on ne voit plus rien et le spectateur doit se reporter à sa position réelle dans la salle de cinéma. Puis le son, graduellement, s’accélère et l’image se fait plus lumineuse, jusqu’à ce que l’écran devienne blanc - ceci aboutissant à quelque chose de parallèle à ce qui existait quand l’écran était noir. Il s’agit de la superposition de deux éléments : fictif et réel, et le film qui en résulte dépasse de beaucoup les diapositives et les peintures que, par ailleurs, il est impossible de voir.


 

Dans La Région centrale (1971), l’ombre avec la rotation des deux bras introduit un élément de science-fiction. Il n’est pas question de science-fiction puisqu’il n’y a pas de fiction. Mais je ne pense pas tant à la narration de science-fiction qu’à la transmission en direct du premier allunage. Ça, c’est une chose qui m’a irrité beaucoup parce que c’est une idée que j’aurais voulu exploiter. La Région centrale en tout cas n’est pas de la science-fiction. C’est un film qui utilise la science, comme tous les films d’ailleurs. Tous les films se servent d’une machine. Simplement, moi, j’ai mis cette machine sur une autre machine. Le signifié est sur l’écran, de sorte que, quel que soit ce qu’on pense, je crois que c’est correct. Bob Cowan, par exemple, a écrit, dans Take one, que dans le film, c’est comme si nous étions des visiteurs atterrissant d’une autre planète. Mais ce n’était pas mon idée en faisant le film.


 


 

T.O. : En parlant de science-fiction, il s’agissait plutôt d’introduire le fait que dans vos films, on assiste à l’élimination radicale de tout humanisme, de toute notion d’un "je" qui présiderait à la production des images. L’œil n’est plus la fenêtre de l’âme du cinéaste qui s’exprime. Il ne s’agit plus d’un œil (vivant) qui voit une matière (et, ce faisant, en prend connaissance, lui donne vie, l’humanise), mais d’une matière (dotée d’une autonomie organique) qui enregistre une autre matière.

M.S. : La machine de prise de vue est, en ce sens, comme un piano. Il m’a fallu inventer une machine sur laquelle je pourrais jouer, simplement parce qu’une machine de ce genre n’était pas dans le commerce ; une machine qui me permette d’exécuter le type de musique que j’avais dans l’esprit. Pour le reste, les instruments de musique aussi sont des machines. En ce qui concerne ce que vous dites à propos du "je", je voulais que le spectateur devienne très sensible, peut-être pas consciemment, mais psychologiquement, au fait de se trouver à un centre, je voulais que chacun devienne conscient de sa propre singularité.


 

T.O. : Le cinéma s’est construit en adaptant son optique aux lois de la perspective de la peinture du 15e siècle où un point de vue devient le point de vue et, en dernière analyse, le point de vue de l’œil de Dieu. Il semble que votre cinéma opère spécifiquement en conflit avec cette optique et cette idéologie, comme pour la détruire.

M.S. : Dans Wavelength, il y a un espace perspectif ; dans <---> (1969), on a la sensation, je crois, d’être assis et de regarder dans une direction déterminée. Dans Standard Time (1967), le spectateur devient le centre, et même s’il n’y a pas, de fait, enveloppement dans une ambiance, métaphoriquement, on se sent au centre. Dans La Région centrale, j’ai cherché à développer encore plus cette idée. Mais la manière dont on se trouve au centre est particulière. Il n’y a pas de au-dessus ni de au-dessous. On est comme un point, ou mieux comme un zéro. Dans l’échelle des dimensions, on passe de la quatrième dimension, à trois dimensions, à deux, à une, à zéro : c’est le centre, c’est toi. Il y a certains états mentaux que peut produire La Région centrale et qui ont rapport à des sensations peut-être de type religieux, la sensation d’être au centre d’un vide pur et simple. Cela c’est une des idées que j’avais en tête, mais je ne savais pas comment elle serait perçue.

T.O. : L’élimination du moi est une préoccupation généralisée dans l’art moderne.

M.S. : Je pense que quelque chose de très salutaire est implicite dans La Région centrale, dans la mesure où on peut parvenir à un certain état mental dans lequel on se limite à voir et écouter, un état qui n’a rien à faire avec l’enregistrement de quelque chose en tant qu’advenu et vu. Il s’agit d’un type d’existence très pur. Je pense qu’il est très sain de ne pas être engagé dramatiquement dans ce type de choses.

T.O. : Mais en même temps il est question de quelque chose de très matériel.

M.S. : Ah, certes.


 


 

T.O. : Vous parlez d’une expérience de type religieux, alors qu’on peut être frappé par la matérialité de cette expérience. En tout cas, on ne voit dans tout cela aucun mysticisme.

M.S. : Non. Quand je parle d’expérience religieuse, ou de quelque chose de semblable, je parle de la sensation que j’ai, moi, en voyant quelque chose de très, très net, un phénomène pur. Mais c’est précisément ce qui fait que tout type de réaction est correct. Donc je fais quelque chose qui est un pur phénomène, quelque chose qui existe comme un objet au monde.

Propos recueillis par Joe Medjuck (novembre 1971)
Take One, janvier 1972
Jeune Cinéma n°117, mars 1979

1. <---> (1969) se prononce Back and Forth.

* La revue Take One, publiée à Montréal, a paru entre 1966 et 1979.

* Merci au Quaderno Informativo n°40, brochure d’information du Festival de Pesaro 1972.

Cf. aussi :

* La Région centrale, par Michael Snow, Jeune Cinéma n°117, mars 1979.

* "Entretien avec Jean Delmas", Jeune Cinéma n°117, mars 1979.

* "Michael Snow (1928-2023)" Jeune Cinéma en ligne directe.


* Wavelength. Réal, sc, ph, mont : Michael Snow ; mu : Tom Wolff. Avec Hollis Frampton, Lyne Grossman, Naoto Nakazawa, Roswell Rudd, Amy Taubin, Joyce Wieland, Amy Yadrin (Canada-USA, 1967, 45 mn).
Grand Prix du Festival de Knokke-le-Zoute 1967.

* Standard Time. Réal : Michael Snow. Avec Joyce Wieland (Canada, 1967, 8 mn).

* Side Seat Paintings Slides Sound Film. Réal : Michael Snow (Canada, 1970, 20 mn).

* <---> (Back and Forth). Réal, mont : Michael Snow. Avec
Allan Kaprow, Emmett Williams, Max Neuhaus, Joyce Wieland, Luis Camnitzer, Jud Yalkut, Ay-o, Susan, Anne, Mary, Scotty (Canada, 1969, 52 mn).
Sortie à Paris le 4 décembre 1971

* La Région centrale. Réal : Michael Snow ; ph : Pierre Abbeloss (Canada, 1971, 180 mn). Documentaire.
Sélection de la Mostra du nouveau cinéma de Pesaro 1972.

* New York Eye and Ear Control. Réal : Michael Snow ; mu : Albert Ayler, Don Cherry et Gary Peacock. Avec Albert Ayler, Don Cherry, Sunny Murray, Gary Peacock, Roswell Rudd, John Tchicai (Canada, 1972, 34 mn).



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