Rencontre avec Edgar Reitz (1984)
À propos de Heimat
Jeune Cinéma n°162, novembre 1984
Jeune Cinéma : Quelle est la part d’invention dans votre film et celle des souvenirs directs ou recueillis ?
Edgar Reitz : Nous nous connaissons depuis si longtemps, je vais vous dire ce que je n’ai pas envie de raconter à d’autres. J’ai fait un film, Le Tailleur d’Ulm (1978), qui m’a valu des ennuis. J’ai vécu une crise terrible parce que j’espérais beaucoup de ce film, c’était un thème très important pour moi, celui d’un homme qui voulait voler. Ce devait être une métaphore pour mes sentiments, mais ça n’a pas marché parce que la métaphore a étouffé le sentiment. J’ai été submergé par les problèmes techniques exigés par un film en costumes situé au 18e siècle, et tourné de surcroît à Prague - c’était trop coûteux de tourner en Allemagne - sans connaître la langue. Une des raisons de l’échec.
Quand le film a été fini, j’avais des dettes et il n’a eu aucun succès. Je ne voulais plus entendre parler de cinéma. C’était l’hiver, je suis allé sur la côte nord et j’ai vécu dans une petite maison. Il neigeait, on a été bloqué par la neige, les routes étaient bloquées, je ne pouvais même pas quitter la maison, enfouie sous quatre mètres de neige. J’avais la télé, j’étais seul et on passait Holocauste (1). Tous les jours cette émission, et moi prisonnier dans la neige... Je me suis mis à penser à ce qui s’était passé pour moi quand j’étais enfant. J’ai décidé d’écrire un journal et l’histoire de ma vie. Je restais à ma table devant la feuille blanche, et j’ai pensé que depuis 18 ans, date à laquelle je m’étais sauvé de chez mes parents en abandonnant mon village, je n’y étais plus revenu. J’ai voulu revenir et voir à quoi ressemblait ce village mais la neige me bloquait toujours et j’ai commencé à dresser la liste de ce que je voulais voir au moment du retour. La neige disparut et j’écrivais toujours, quand j’ai eu fini, le printemps était là. Et je suis retourné au Hunsrück.
Ça a été un choc, rien n’était comme avant. Ma mère vivait encore, j’ai parlé une semaine avec elle, et rien ne correspondait aux images qui vivaient en moi. Et sur place il m’était impossible d’écrire. Un ami à moi m’a conseillé de rester au village, mais de m’adjoindre quelqu’un d’étranger. J’ai pris contact avec Peter Steinbach qui avait collaboré à Point zéro (1976) (2) et nous sommes restés un an à écrire dans le Hunsrück.
L’histoire a commencé comme une œuvre autobiographique, puis un mois après, les personnages ont pris leur vie propre. Maria n’est plus ma mère, Catherina n’est plus ma grand-mère et le forgeron Matthias n’est plus mon grand-père forgeron. Ce qui m’a guidé dans l’invention, c’est d’accorder les histoires aux images visuelles. Ce n’est que quand on aborde le présent que les deux ne s’accordent plus. Dans l’épilogue, on revient à ce qui était mon sentiment au départ, rien ne correspond plus aux images intérieures. En ceci, Heimat reste une tragédie, il n’y a pas de solution, on ne retourne pas en arrière. Divergence entre ce qui est et ce qu’on sent, entre ce qu’on voit et ce qui est raconté. C’est bien la tragédie de notre présent, on ne sait plus pourquoi on a des yeux, on voit, c’est beau, mais ce n’est ni chaud, ni heureux, ni nécessaire, c’est vide, c’est le problème du "Heimat" et pas seulement d’un Heimat allemand.
J.C. : Le scénario était linéaire comme le film ?
E.R. : On suivait l’ordre chronologique, mais par intervalles nous nous trouvions obligés de tout reprendre à zéro, parce que notre début nous apparaissait faux. Eduard par exemple, le frère de Paul, devait être un Versager (quelqu’un qui renonce) alors qu’on l’avait conçu au départ comme un chercheur d’or, un aventurier. Et soudain, on s’est aperçu que son rôle de Versager avait une dimension poétique, on a inventé Lucy, qui accentue sa faiblesse et le rend poétique. Ces changements se sont passés au stade de l’écriture, mais aussi avec l’intervention des acteurs. Au début, on suivait le plan, puis on a écrit de nouvelles scènes dont ils avaient besoin. Et, à la fin, on restait au café et on écrivait le dialogue du lendemain, ou sur l’herbe, en attendant les techniciens, on écrivait encore. Une fois on a jeté toute une semaine de tournage - qu’on a reprise plus tard, d’ailleurs. Ce sont des choses possibles dans un tournage aussi long.
J.C. : Nous aimerions que vous nous parliez des scènes imaginaires, du retour de Paul ou de l’épilogue...
E.R. : De toute façon, une image de film n’est jamais conforme à la réalité. Tout est rêve au cinéma, mais on distingue entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Je pense qu’il faut représenter l’impossible. Quand Paul revient de la guerre, il apprend que son compagnon est mort, ce qu’il imagine appartient au réel, mais il n’existe pas de convention pour montrer le rêve et l’imaginaire. C’est difficile mais il faut le faire.
Pour ce qui est de l’épilogue, toute l’équipe et moi, nous avons acquis le sentiment que le passé, les gens ne disparaissent pas du monde. C’est une réalité et pas une idée religieuse. On ne peut pas imaginer que ce qui a été une fois si vivant - ce que nous avons travaillé, ce avec quoi et ce pourquoi nous avons travaillé -, s’évanouisse. Autre chose, j’ai le sentiment que des morts nous regardent, je sens mon père qui regarde par-dessus mon épaule. Nous continuons à être touchés et mûs par ce qui a été. En fait, nous voulions prendre congé de l’histoire, et nous n’avons pas pu, aucun de nous, ni le caméraman, ni les acteurs... Quand nous sommes rentrés dans cette pièce où tant de choses s’étaient passées, nous avons senti qu’ils étaient tous là, comme dans le film, à nous regarder. Chacun a sa représentation du ciel mais je pense que c’est beaucoup plus réel qu’on ne croit. Beaucoup d’images de l’épisode correspondent à des scènes qu’on avait voulues, mais pas pu tourner. Il fallait aussi faire revivre le cadavre de nos idées. Il n’y a pas que des hommes morts, il y a des idées mortes.
J.C. : Si vous nous parliez de la musique, elle est un lien entre les épisodes mais pas seulement, il y a aussi cette cantate finale jouée dans la mine et qui est à la fois un adieu et une œuvre qui perpétue l’histoire, comme le film...
E.R. : Nicos Mamangakis est le compositeur, un vieil ami. Il a écrit des thèmes pour chaque personnage. C’est Nicos qui m’a donné la mort de Kathe, il est venu avec sa guitare en disant : "C’est Kathe". J’ai su alors qu’elle allait mourir en disant : "Je suis fatiguée, je vais m’étendre, tu me réveilleras pour le café". La musique ne correspond pas à un portrait mais au sentiment intime d’un personnage. Vous avez vu Klarchen, Hermann a 15 ans, elle 27. Il écrit un poème, le met en musique et elle le chante. Ce texte, je l’avais écrit à 15 ans, j’étais amoureux... Nicos m’a dit : ton personnage est un jeune compositeur, tu dois reprendre ce poème. Voilà, ce thème musical est repris dans l’épilogue et le chœur en reprend des éléments. Il est chanté dans la mine parce que Hermann jeune s’y était caché avec Klarchen.
J.C. Et l’importance des photos dans le film ?
E.R. : Toute l’histoire est accompagnée du développement des techniques : la photo, l’auto, la radio, le téléphone, le cinéma... les gens du film vivent avec. Les photos que prennent Eduard puis Anton sont intégrées au récit, mais joueront un rôle de rappel dans les projections télé, chaque épisode est introduit par une photo.
J.C. : Mais à chaque introduction l’histoire est racontée, résumée de manière différente.
E.R. : C’est aussi l’histoire des souvenirs et quand on raconte quelque chose qu’on a vécu, on ne le raconte jamais de la même manière. Ce ne sont pas des mensonges, mais les facettes de la vérité.
J.C. : On vous a reproché en conférence de presse de ne pas parler du génocide commis par les nazis. Mais nous, ce que nous avons aimé, c’est qu’on découvre l’histoire allemande seulement à travers ce qu’ont vécu les gens du village. On a aimé la séquence du jeune Anton en Russie qui répare son objectif tandis qu’on fusille les partisans... c’est terrible et fort.
E.R. : Ce jeune a cassé son objectif, sans doute pour quitter le front. Il le répare en ajustant des vis minuscules, il manie ces vis et pendant ce temps meurt un homme, un contraste comme il ne peut pas y en avoir de plus grand et qui souligne l’horreur.
J.C. : Un détail comme ça, ça vient d’où ?
E.R. : D’associations. En 1974, j’avais fait un film avec Alexander Kluge (2) à Frankfort, vous vous rappelez, on démolit une maison et ma caméra s’était détraquée. J’essayais de la réparer et j’ai dit qu’il fallait lier aux plans de destruction la réparation de ma caméra. On n’avait pas de deuxième caméra, on n’a pas pu le faire, mais j’ai repris l’idée 7 ans plus tard.
J.C. : Peut-on interpréter ce plan comme une image de l’auteur ?
E.R. : Comme artiste, nous n’avons pas d’autre choix. Nous n’avons que notre sensibilité, on ne doit pas la perdre. Plus brutale est la vie, plus sensibles nous devons être. C’est la seule réponse. Nous ne pouvons, en tant qu’artistes, contrer les puissants, seulement développer notre sensibilité. L’utopie, c’est qu’on ne pourrait plus tuer si la responsabilité était le partage de tous, une imagination assez forte permettrait de comprendre la souffrance qu’on inflige et on ne pourrait plus faire souffrir, c’est le grand thème de Alexandre Kluge.
Propos recueillis par Anne Kieffer, Bernard Nave & Andrée Tournès
Venise, le 3 septembre 1984.
Jeune Cinéma n°162, novembre 1984
1. Holocauste, mini-série américaine de Marvin Chomsky, diffusée en 1978 sur NBC, à travers l’histoire de deux familles de Berlin, l’une juive, l’autre nazie, décrit la destruction des juifs d’Europe.
Cf. "Entretien avec Edgar Reitz" Jeune Cinéma n°125, mars 1980.
2. Point zéro (Stunde Null) de Edgar Reitz (1976), sur Internet devenu Heure zéro. Cf. Jeune Cinéma n°111, juin 1978.
3. Dans le danger et la plus grande détresse, le juste milieu apporte la mort (In Gefahr und größter Not bringt der Mittelweg den Tod) de Alexander Kluge (1974). Edgar Reitz était co-scénariste de Alexander Kluge.
Cf. aussi :
* "Une Allemagne jamais racontée", Jeune Cinéma n°162, novembre 1984.
* "En marge de la grande Histoire", Jeune Cinéma n°162, novembre 1984.
* Le site officiel de Heimat.
Heimat (Heimat. Eine Chronik in elf Teilen). Réal : Edgar Reitz ; sc : E.R. & Peter F. Steinbach ; ph : Gernot Roll ; mont : Heidi Handorf ; mu : Níkos Mamangákis. Int : Marita Breuer, Rüdiger Weigang, Mickael Lesch, Kurt Wagner, Marliese Assmann, Eva Maria Bayerwaltes, Helga Bender, Gabriele Blum, Gertrud Bredel, Willi Burger, Karin Rasenack, Michael Kausch, Joachim Bernhard, Dieter Schaad, Gudrun Landgrebe, Margot Mahler (Allemagne, 1984, 929 mn).
Mini-série de 11 épisodes : Fernweh (La Nostalgie du voyage,1919-1928 ; Die Mitte der Welt (Le Centre du monde, 1929-1933) ; Weihnacht wie noch nie (Un Noël exceptionnel, 1935) ; Reichshöhenstrasse (La Haute Route du Reich, 1938) ; Auf und davon und zurück (Aller et retour, 1938-1939) ; Heimatfront (Le Front au village, 1943) ; Die Liebe der Soldaten (L’Amour des soldats, 1944) ; Der Amerikaner (L’Américain, 1945-1947) ; Hermännchen (Le Petit Hermann, 1955-1956) ; Die stolzen Jahre (Les Fières Années, 1967) ; Das Fest der Lebenden und der Toten (La Fête des vivants et des morts, 1982).