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Heimat (1984) I
de Edgar Reitz
publié le dimanche 15 janvier 2023

Une Allemagne jamais racontée : les petites gens du Hunsrück de 1919 à 1984

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°162, novembre 1984

Sélection officielle de la Mostra de Venise 1984

Sortie le vendredi 9 janvier 1987


 


Heimat  : 15 heures 40 présentées en 5 fois à Venise. Nous y étions, avec le sentiment d’avoir participé à un événement. Cinq rendez-vous avec le plaisir chaque jour amplifié que pour rien au monde nous n’aurions manqué. Quand on se met à regarder Heimat, on n’a plus envie de le quitter, comme lorsqu’on prend un gros roman pour lequel on est prêt à tout sacrifier. Il s’établit entre le spectateur et le film un rapport d’une rare qualité qui tient à la façon dont Edgar Reitz mène son récit, développe ses personnages et touche aussi aux choses qui nous sont les plus chères.


 

Le "Heimat" de Edgar Reitz se situe dans le Hunsrück : un pays pas très riche entre Moselle et Rhin. C’est surtout le pays natal où chaque paysage, chaque maison, chaque objet trace une topographie secrète qu’on ne peut jamais effacer, celle du souvenir, celle de l’enfance. Les personnages sont irrésistiblement attirés par ce lieu. Même lorsqu’ils s’y sentaient à l’étroit, ils y reviennent. De Berlin, des États-Unis, ils arrêtent leur voiture à quelques kilomètres du village, et marchent pour mieux respirer cet air à nul autre pareil, pour mieux reprendre possession de cette part d’eux-mêmes qui est restée attachée ici.

1919. Paul Simon, prisonnier de guerre revient enfin à Schabbach. Dans la rue, chacun le reconnaît. Il arrive à la forge, regarde par la fenêtre. L’image était en noir et blanc, soudain jaillissent les étincelles rouges du fer qu’on bat. Paul entre et, sans dire un mot, aide le forgeron. C’est son père.


 


 


 

Dès cet instant, superbe, tout se met en place, et le ton du film est donné. La famille reprend Paul en son sein. Il se découvre une passion pour la radio. Il épouse une fille solide et tendre, Maria. Ils ont deux garçons. Un jour de 1928, Paul met ses beaux habits, "pour aller prendre une bière à l’auberge", dit-il à Maria. Il ne reviendra qu’en 1946 après avoir fait fortune aux États-Unis. La forge est vide, seuls les outils sont toujours à la même place. Maria a connu un autre grand amour avec Otto, un amour brisé par la guerre. Encore une fois, Paul est happé par la famille, mais avec Maria rien ne peut être comme avant.

Edgar Reitz entrecroise les histoires de ses personnages avec un art consommé du récit. Lorsqu’on s’est attaché à eux, ils disparaissent pour nous revenir différents. Seuls les deux personnages maternels, Katarina puis Maria, dressent au milieu de tous les changements les repères d’une permanence de la famille secouée par l’histoire (de 1919 à 1982), secouée par les allées et venues des enfants. Elles sont aussi dépositaires de valeurs plus profondes qu’elles affirment de façon toute intuitive.


 


 

Autour du pôle maternel, de la maison, du pays natal, les personnages sont animés par une dynamique irrésistible, celle de la vie. Ils sont sans cesse pris entre l’attachement et le besoin de s’échapper. Ils écument la rivière pour en tirer de l’or, ils volent à la conquête du ciel, ils rêvent, ils aiment de façon parfois douloureuse. Dans cette course en avant, ils apparaissent parfois méprisables, mais rarement au point de rompre le fil magique qui nous attache à eux.


 


 

Ce fil magique, Edgar Reitz le tisse patiemment. C’est le fil du souvenir. Eduard, le frère de Paul, tient lieu de photographe officiel de la famille et du village. Pour la première grande photo de famille, il vient se placer avec les autres et actionne l’obturateur avec un fil qui traverse le premier plan de la photo. Cette photo et les autres reviennent au cours du film lorsque le cinéaste reprend son souffle, et nous avec lui, avant de repartir vers de nouvelles aventures. Ces photos ne servent pas tant à rappeler les épisodes précédents qu’à réveiller le souvenir que nous gardons des personnages, à marquer le temps qui passe, d’autant plus qu’à ces photos de famille, Edgar Reitz adjoint des photos du film pour composer un album imaginaire, commenté par un personnage charnière du film : Glasich.


 

La force vitale qui anime les personnages ne suffit évidemment pas à nous captiver pendant près de 16 heures. Il y faut aussi la passion d’un homme, celle de Edgar Reitz. Sa passion d’être humain avec la part de lui-même qu’il engage dans un tel film, sa passion de cinéaste aussi pour tenir les fils qui parcourent ce fleuve. La grande unité de style dans laquelle se coule le récit repose sur une sensibilité à fleur de peau qui nous fait vibrer avec les personnages et sur une intelligence et une animation chaleureuses qui nous rappellent que nous sommes au cinéma.


 

La sensibilité du réalisateur se manifeste avec éclat dans l’un des plus beaux épisodes du film, le neuvième, intitulé Hermannchen. Bien que parfaitement intégré à l’ensemble de Heimat, cet épisode pourrait à lui seul constituer un film à part entière.
Il retrace la fulgurante et douloureuse histoire d’amour entre Hermännchen, le fils né de l’amour entre Maria et Otto, et Klarchen. C’est l’été 1955. Il est lycéen, il découvre le jazz et l’existentialisme. Elle est plus âgée et travaille à l’usine de Schabbach qu’a montée Anton, le fils aîné de Paul. Leur amour prend corps avec une séquence admirable de pudeur et de suggestion lorsque, allongé entre Klarchen et une autre fille, Hermannchen découvre la sensualité. Il se brise sur les rivages escarpés du conformisme familial incapable de déceler les élans du bonheur. C’est l’une des plus belles histoires d’amour qu’il soit donné de voir au cinéma, une des plus poignantes aussi, même si elle est ponctuée de quelques moments d’ironie. Alors que tout au long du film, Edgar Reitz contrôle son récit et ses personnages par un montage qui arrête les séquences avant que l’émotion ne soit trop forte, ici il va jusqu’au bout des sentiment. Décrivant les élans, les douleurs, les révoltes de l’adolescence, il retrouve dans sa façon de filmer la sensibilité d’écorché vif d’Hermannchen.


 


 

Pourtant, après des moments aussi intenses, il parvient à nous ramener à des choses plus banales sans qu’il y ait de rupture de style. L’imagination, la fantaisie prennent le relais de l’émotion pour l’amplifier ou pour la contrôler. On signalait, pour le retour de Paul en 1919, le passage du noir et blanc à la couleur. Dans l’admirable travail sur l’image, le choix du noir et blanc ou de la couleur ne relève d’aucun système esthétique si ce n’est celui de souligner des moments du film comme le dit lui-même Edgar Reitz. Dans la partie du film à dominante noir et blanc, les irruptions de couleurs deviennent de véritables sources d’étonnement. Le bouquet d’œillets lancé d’un avion au-dessus de Schabbach par l’un des fils de Paul devient rouge en tombant et parsème la rue du village vue du ciel. C’est aussi inoubliable que le jaillissement des rouges dans Ivan le Terrible.


 


 

On pourrait à loisir retrouver les souvenirs qu’on garde de Heimat. Chaque spectateur constituera son petit trésor personnel. Pour trouver ces pépites, il suffit de plonger dans les eaux vives du film, elles ne vous seront pas comptées. Après tous les discours sur l’impureté du cinéma qui raconte une histoire, Edgar Reitz démontre de façon éclatante qu’on peut captiver un public sans faire de concessions. Un cinéma moderne, sans avoir recours à de savantes déconstructions du récit, Heimat prouve que c’est possible.
Mener une telle entreprise relève du prodige, surtout quand de surcroît elle s’inscrit dans une période historique qui recouvre des années aussi cruciales que les années du nazisme. Edgar Reitz a su garder le cap dans ce foisonnement. À tous les instants du film, on sent sa présence dans l’admirable travail du cinéaste-chef d’orchestre, mais aussi dans le vent de liberté qui souffle tout au long du film. Les frontières entre les styles s’effondrent. Le réel prend les couleurs de l’imaginaire, l’imaginaire prend son envol quand il domine les pesanteurs du réel. Edgar Reitz ressemble au Hermännchen de la fin. Devenu un grand compositeur, il fait jouer une œuvre moderne au fond d’une mine abandonnée. Dans la partition, chaque voix, chaque instrument reprend les personnages du film pour les fondre en une polyphonie captée par les micros, transportée par les fils vers un camion-régie stationné devant Schabbach.


 


 


 

Et puis tous ces gens que nous avons aimés le temps d’un long film sont là tout près de nous. Dans l’épisode final, c’est la fête dans les rues de Schabbach. En même temps, dans la salle communale, Edgar Reitz convoque tous les morts qui ont jalonné ces 63 ans d’histoire. Ils sont tous là, autour de Maria et d’Otto enfin réunis. Il y a même Apollonia, la fille qu’on traitait de bohémienne et que Paul avait aimée avant d’épouser Maria. La belle cavalière française aussi. Les morts qui célèbrent leurs retrouvailles peuvent voir la fête des vivants. Et si "Heimat" c’était cela, le pays réel et / ou imaginaire, où se célèbre la fête des vivants et des morts.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°162, novembre 1984

Cf. aussi :

* "Entretien avec Edgar Reitz", Jeune Cinéma n°162, novembre 1984.

* "En marge de la grande Histoire", Jeune Cinéma n°162, novembre 1984.

* Le site officiel de Heimat.



Heimat (Heimat. Eine Chronik in elf Teilen). Réal : Edgar Reitz ; sc : E.R. & Peter F. Steinbach ; ph : Gernot Roll ; mont : Heidi Handorf ; mu : Níkos Mamangákis. Int : Marita Breuer, Rüdiger Weigang, Mickael Lesch, Kurt Wagner, Marliese Assmann, Eva Maria Bayerwaltes, Helga Bender, Gabriele Blum, Gertrud Bredel, Willi Burger, Karin Rasenack, Michael Kausch, Joachim Bernhard, Dieter Schaad, Gudrun Landgrebe, Margot Mahler (Allemagne, 1984, 929 mn).
Mini-série de 11 épisodes : Fernweh (La Nostalgie du voyage,1919-1928 ; Die Mitte der Welt (Le Centre du monde, 1929-1933) ; Weihnacht wie noch nie (Un Noël exceptionnel, 1935) ; Reichshöhenstrasse (La Haute Route du Reich, 1938) ; Auf und davon und zurück (Aller et retour, 1938-1939) ; Heimatfront (Le Front au village, 1943) ; Die Liebe der Soldaten (L’Amour des soldats, 1944) ; Der Amerikaner (L’Américain, 1945-1947) ; Hermännchen (Le Petit Hermann, 1955-1956) ; Die stolzen Jahre (Les Fières Années, 1967) ; Das Fest der Lebenden und der Toten (La Fête des vivants et des morts, 1982).



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