.. En marge de la grande Histoire
par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°162, novembre 1984
Sélection officielle de la Mostra de Venise 1984
Sortie le vendredi 9 janvier 1987
Heimat, le pays natal, est pour chaque homme le centre du monde. Edgar Reitz nous rappelle cette vérité simple en ces temps cosmopolites. Il faut bien 16 heures pour ce requiem des petites gens qui embrasse le vécu de notre siècle, ce siècle dont, comme chacun sait, nous allons prendre congé dans 16 ans.
Werner Herzog, Alexander Kluge, Volker Schlöndorff, Margaret von Trotta, Wim Wenders.
Edgar Reitz en 1979, préparant Heimat qu’il allait tourner l’année suivante, définissait simplement son projet : "Retrouver le passé de l’Allemagne mais sans trop prendre de distance. Nous en étions, c’était nos parents" (1).
Retrouver donc le passé non de l’Allemagne, mais des siens, de sa famille. Plus tard, en 1984, il explique que pour des Allemands de sa génération l’Histoire a écrasé les mille petites histoires que chacun portait en soi, que personne n’a pu raconter quarante ans durant, de peur de voir confronter les souvenirs fragiles de sa vie personnelle aux crimes de masse du nazisme.
Et nous, spectateurs de 1984, d’où vient le bonheur tellement inattendu que nous avons éprouvé à regarder vivre autour du personnage de Maria Simon, née avec le siècle et morte en 1980, ce petit village, qu’on ne sait pas très bien trouver sur une carte mais où on a envie de se précipiter comme si ce Schabbach avait gardé un morceau de paradis désormais perdu ?
Heimat fait penser à un arbre déjà touffu en 1919 avec ses trois branches maîtresses poussées sur la souche principale, quand Anton le soldat revient de France et retrouve la maison de la mère et la forge du père. Sur cet arbre, en 1980, auront poussé d’innombrables branches, d’autres auront pourri ou séché. Les familles poussent comme les arbres, les récits aussi.
1933. Pour nous qui lisons l’histoire à l’envers et de haut comme une carte de géographie, 1933 c’est le commencement, l’avènement d’Hitler, les chemises brunes, la voix à la radio, l’ouverture des camps pour les politiques, bientôt la remilitarisation.
À Schabbach, on fête au village la venue d’un nouveau chef d’État.
Pauline, la sœur de Maria, et son mari horloger se reprennent à espérer parce que les gens recommencent à acheter.
Maria l’abandonnée n’a pas encore dominé sa peine et son indignation que Paul, disparu un beau jour, n’ait jamais écrit.
Lucy la Berlinoise, que Eduard a rencontrée au bordel et ramenée dans son village, découvre que son Eduard n’est pas le riche propriétaire qu’elle a cru épouser et songe que dans ce pays innocent, on pourrait y faire des choses, et elle envisage d’y construire à crédit une immense maison. Un petit bourgeon se gonfle sur la branche Lucy : et si les hauts dignitaires qui vont venir inspecter la route passaient par la maison ? Les dignitaires passent mais au large. Dix ans plus tard, le rêve de Lucy se réalise, cette fois-ci avec les Américains, avec ceux-là, peut-être... La maison de Lucy se remplit enfin.
Mais retournons à la fête de 1933. Grand-mère Kathe n’y est pas, elle est à Bochum chez son frère mineur et assiste à l’aube à l’arrestation de Fritz, son neveu. Kathe ne comprend pas, mais elle ramène la petite Lotti à la maison de Schabbach, et commente : "Maintenant, on a peur la nuit !" C’est tout, on ne saura plus rien de Fritz le syndicaliste.
1935. Un garçon pédale le long d’un remblai, il bute sur un gros soldat qui tient un fusil : "Tu vois - et il vise quelque chose au fond d’un ravin - celui-là, s’il s’éloigne, je le tue". Nous ne distinguons pas mieux que le petit garçon les hommes qui travaillent sur un chantier, mais nous connaissons l’histoire et savons en lire les signes : le camp, les déportés, les garde-chiourmes. Hans, lui, regarde le fusil avec son œil de borgne (un coup de fourchette de la petit sœur). Le soldat rigole : "Un vrai tireur d’élite ! Les autres doivent apprendre à fermer un œil, toi tu sais le faire sans apprendre". Et Hans de filer chez son père, le seul socialiste du village qui vit à l’écart, lui pique son fusil de chasse et va s’exercer contre les porcelaines neuves du téléphone rural. Quand la grande Histoire refera surface plus tard avec la guerre, Hans avec sa bonne bouille et son gros œil écarquillé sera toujours là, mais, sur le mur, en faire-part noir et blanc, le tireur d’élite Hans sera mort au champ d’honneur.
La route, elle, a continué à vivre, on est en 1938, elle est presqu’achevée ; seul Glassich, l’idiot du village qui bafouille mais sait regarder et écouter, a remarqué qu’elle évite les villages et mène vers la France. Deux ingénieurs logent chez Maria. Elle sent renaître en elle le pouvoir d’aimer. Ernst, le fils de Maria, apprend avec l’ingénieur Wohlleben comment on fabrique un planeur et se sent Icare. Maria est venue avec son édredon dans la chambre de Wohlleben et un enfant pousse dans son ventre. Il est murmuré à mi-voix que Wohlleben a une mère douteuse. Quelques années plus tard, l’enfant Icare apprend à bombarder, et Wohlleben, rétrogradé et qui désormais désamorce les bombes, a sauté avec une de "ses" bombes...
Quand autour du cercueil de Maria tous se réunissent dans le bel épisode de La Fête des vivants et des morts, on s’aperçoit que toute l’histoire allemande a coulé le long du film, de l’occupation française à la remilitarisation, de l’essor économique de 1933 aux restrictions de la guerre, des lois anti-juives de 1938 (où sont abolies les dettes contractées auprès des Juifs) à la solution finale, de la campagne de Russie au siège de Berlin, de l’occupation américaine au boom économique. Mais le cours de l’histoire est resté souterrain, n’émergeant qu’à de rares instants. C’est la guerre plus que le nazisme qui frappe Schabbach. Le nazi du village, Wielfried, est surtout pour les villageois un planqué, un sale gosse mal élevé, qui scandalise quand il chasse de chez Kathe les prisonniers français qui partagent la soupe après une journée de travaux aux champs. Et ce qui fait changer Schabbach, c’est l’industrialisation dans les années 60 qui transforme les maisons, les gens et la forêt.
Histoire d’Allemagne donc, mais aussi de la première radio, du premier téléphone, du premier cinéma et de gens à la fois proches et un peu bizarres, presque tous en proie à des obsessions personnelles. Quand Edgar Reitz, à la fin, fait passer sa caméra du côté des morts et nous restitue leur regard de morts sur le Schabbach de 1980, on s’aperçoit que rien de ce que nous avons aimé des gens, de leurs voix, de leurs gestes, des choses maniées n’est plus là. C’est bien, comme le disent les collègues cinéastes de Edgar Reitz qui ont forcé Gian Luigi Rondi, le directeur de Venise, à sélectionner ce film insolite, un requiem de petites gens certes, mais qui embrasse notre siècle.
Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°162, novembre 1984
1. Jeune Cinéma n°125, mars 1980.
Cf. aussi :
* "Entretien avec Edgar Reitz", Jeune Cinéma n°162, novembre 1984.
* "Une Allemagne jamais racontée", Jeune Cinéma n°162, novembre 1984.
* Le site officiel de Heimat.
Heimat (Heimat. Eine Chronik in elf Teilen). Réal : Edgar Reitz ; sc : E.R. & Peter F. Steinbach ; ph : Gernot Roll ; mont : Heidi Handorf ; mu : Níkos Mamangákis. Int : Marita Breuer, Rüdiger Weigang, Mickael Lesch, Kurt Wagner, Marliese Assmann, Eva Maria Bayerwaltes, Helga Bender, Gabriele Blum, Gertrud Bredel, Willi Burger, Karin Rasenack, Michael Kausch, Joachim Bernhard, Dieter Schaad, Gudrun Landgrebe, Margot Mahler (Allemagne, 1984, 929 mn).
Mini-série de 11 épisodes : Fernweh (La Nostalgie du voyage,1919-1928 ; Die Mitte der Welt (Le Centre du monde, 1929-1933) ; Weihnacht wie noch nie (Un Noël exceptionnel, 1935) ; Reichshöhenstrasse (La Haute Route du Reich, 1938) ; Auf und davon und zurück (Aller et retour, 1938-1939) ; Heimatfront (Le Front au village, 1943) ; Die Liebe der Soldaten (L’Amour des soldats, 1944) ; Der Amerikaner (L’Américain, 1945-1947) ; Hermännchen (Le Petit Hermann, 1955-1956) ; Die stolzen Jahre (Les Fières Années, 1967) ; Das Fest der Lebenden und der Toten (La Fête des vivants et des morts, 1982).