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Juge et l’Assassin (le) (1975)
de Bertrand Tavernier
publié le samedi 11 décembre 2021

par Claude Benoît
Jeune Cinéma n°94, avril 1976

Sorties les mercredis 10 mars 1976 et 15 février 2023


 


Si jamais il y en a qui attendent Bertrand Tavernier au tournant, ils seront déçus. Son troisième film, Le Juge et l’Assassin est encore plus remarquable que les précédents. Comme L’Horloger de Saint-Paul, c’est un film très personnel, généreux, sensible. Et comme Que la fête commence, une œuvre très maîtrisée, inventive, aux multiples aspects. (1) Sans doute est-ce concerté, mais ces trois films paraissent tous s’orienter dans une même direction, tourner autour d’une même idée : la recherche, l’arrestation et la condamnation d’un homme.


 

Certes, Joseph Bouvier (Michel Galabru), l’assassin du film, un ancien militaire réformé, qui tue de jeunes bergères (et à l’occasion de jeunes bergers), après les avoir violés ou sodomisés, ne nous émeut pas, comme pouvait nous émouvoir Bernard Descombes, le fils de l’horloger, meurtrier lucide d’un flic d’usine. De la même façon, bien qu’il connaisse une fin semblable, il ne nous concerne pas, comme nous concernait Pontcallec, visionnaire révolté, condamné à mort pour avoir comploté contre l’État. Pourtant, nous nous attachons à cet assassin singulier, nous parvenons à le comprendre, et même à nous sentir solidaires de lui.


 

Bertrand Tavernier et son scénariste, Jean Aurenche, se sont inspirés d’un fait-divers qui s’est produit à la fin du 19e siècle. Ils ont évidemment emprunté certains traits, certaines caractéristiques à la personnalité du véritable assassin, Joseph Vacher, mais ils ont aussi introduit des éléments nouveaux, forgés de toutes pièces, ou créés par analogie. Cette association d’éléments différents, procédant de l’enquête journalistique, de la reconstitution historique, ou de la création littéraire, liée au souci constant des auteurs de situer leur héros dans son temps, est la principale raison de la richesse et de la complexité du personnage de Bouvier.


 


 

Il est une sorte de pèlerin, une espèce de trimardeur. Il court les routes, sillonne les plaines, gravit les montagnes, franchit les cours d’eaux. L’une des forces du film est de nous montrer que, lorsqu’il chemine, Bouvier est en complète harmonie avec la nature. Qu’à l’aide de son bâton, en haut d’une montagne, il grave sur la neige le prénom de la femme aimée, ou qu’il lave dans le lit d’un torrent ses vêtements souillés du sang de sa dernière victime, il semble toujours être à sa place dans un décor majestueux.


 

On doit, à cet égard, souligner l’extrême beauté de toutes les séquences tournées dans les paysages ardéchois. Bertrand Tavernier et Pierre-William Glenn, le chef-opérateur, y démontrent un sens de la nature et une maîtrise du décor naturel, que seuls quelques cinéastes américains détiennent. S’il avait dû tourner Jeremiah Johnson (1972) en Ardèche, Sydney Pollack n’aurait peut-être pas fait mieux. En tous les cas, mise à part La Longue Marche de Alexandre Astruc (1966), on ne connait aucun autre film français, où l’on sente à ce point l’homme - sans cesse en mouvement - ne faire qu’un avec la nature.
Parce qu’il a été en proie à l’amour fou - la séquence du meurtre et du suicide manqués, dans un escalier, est très forte -, qu’il a fait la terrible expérience d’asiles avilissants, qu’il a une intuition juste de ce qu’est l’injustice sociale, Bouvier est un personnage passionnant. Michel Galabru, admirable, incarne avec une rare finesse cet être, dément et lucide, faible et fort, qui ne renonce jamais. Car n’en déplaise aux lyncheurs de tous poils, et de toutes époques, il y a de la grandeur en lui. Et lors de ses confrontations avec le juge (Philippe Noiret) qui l’a piégé, et qui le trompe toujours, il apparaît plus grand que son adversaire.


 


 

Aussi peut-être est-ce pour rendre le juge, en comparaison, encore plus petit, que Philippe Noiret semble si fade, avec le personnage de sa mère si conventionnel, toujours est-il que les séquences dans lesquelles il joue sans Michel Galabru, sont assez monotones. Bertrand Tavernier, mesurant le danger couru par son film à cause de ce déséquilibre, a fait intervenir, en soutien, le personnage étrange du Procureur de Villedieu (Jean-Claude Brialy).


 


 

Cet affrontement inégal entre le juge et l’assassin prend son entière signification grâce à l’arrière-plan social et politique sur lequel il s’inscrit : l’affaire Dreyfus et l’anti-sémitisme ; Ravachol et les attentats anarchistes ; l’Église et les anathèmes contre les écrivains de gauche, Émile Zola, Victor Hugo, Jules Vallès ; les débuts du socialisme. Tout ceci est évoqué à l’aide de notations précises : des affiches et des inscriptions sur les murs, des premières pages de journaux, des citations, des chansons. L’utilisation de chansons populaires, dont certaines ont été écrites par Jean-Roger Caussimon, est ainsi à l’origine de plusieurs séquences très réussies, et apporte au film une autre dimension.


 

Peut-être parce que Joseph Bouvier est, à sa manière, en vérité très confuse, un anarchiste - il se définit lui-même comme un "anarchiste de Dieu" -, il souffle sur Le Juge et l’Assassin, à diverses reprises, comme un vent vivifiant de révolte. Mais si la Justice, l’Armée, l’Église, l’Ordre médical, les notabilités politiques en prennent un coup, les accès de colère du cinéaste s’insèrent parfaitement au récit.


 

À propos de Que la fête commence, certains avaient établi un parallèle avec les écrits de Claude Manceron. On ne craindra pas, cette fois, d’évoquer Victor Hugo. On trouve en effet, dans ce film, transcrits à l’écran, cet éloge des humbles, ce cri permanent de révolte, ce mélange merveilleux de force calme et de générosité tendre, qui caractérisent ses romans. Encore récemment Bertrand Tavernier se demandait s’il deviendrait complètement un metteur en scène. Quelles raisons aurait-il donc d’en douter ? Il est d’ores et déjà un grand cinéaste.

Claude Benoît
Jeune Cinéma n°94, avril 1976

1. L’Horloger de Saint-Paul, (1974) ; Que la fête commence (1974).


Le Juge et l’Assassin. Réal : Bertrand Tavernier ; sc : B.T., Jean Aurenche & Pierre Bost ; ph : Pierre-William Glenn ; mu : Philippe Sarde, Hubert Rostaing, William Flageollet et Jean-Roger Caussimon ; mont : Armand Psenny ; déc : Antoine Roman ; cost : Jacqueline Moreau & Yvette Bonnay. Int : Michel Galabru, Philippe Noiret, Isabelle Huppert, Jean-Claude Brialy, Renée Faure, Cécile Vassort, Yves Robert, Jean-Roger Caussimon, Jean Bretonnière, Monique Chaumette, Jean-Pierre Leroux, Aude Landry, Michel Fortin, Daniel Russo, Jean-Pierre Sentier, François Dyrek, Christine Pascal, Marcel Azzola (France, 1975, 128 mn).



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