home > Personnalités > Anger, Kenneth (1927-2023) I
Anger, Kenneth (1927-2023) I
Kenneth Anger à Paris en 2012
publié le vendredi 26 mai 2023

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°349, décembre 2012


 


Avec l’appui de Agnès B., une amie de longue date de l’auteur de Scorpio Rising, (1964) l’Étrange Festival et le Forum des images ont, en septembre 2012, rendu hommage à un des maîtres du bizarre, de l’occulte, du souterrain, Kenneth Anger, en lui offrant une carte blanche pour quatre films, et une soirée où il a présenté trois de ses propres chefs-d’œuvre, dont un sous la forme d’un ciné-concert. (1)


 

D’abord la carte blanche.
Quand on vous annonce le "pape du cinéma expérimental", vous adoptez d’entrée de jeu une attitude de déférence. Vous avez l’impression de retrouver un vieil ami avec qui vous aimeriez vous entretenir pendant des heures. Le jeune homme de 85 ans entre dans la salle d’un pas alerte, salue son public en agitant les bras, s’excuse de s’adresser à lui en anglais (son français est un peu paresseux) et commence, sur le ton de la causerie, à présenter ses films préférés.
Il y aura deux classiques de l’horreur, Freaks de Tod Browning (1932) et Peeping Tom de Michael Powell (1960), et deux films hollywoodiens comme on n’en fait plus, The Outlaw de Howard Hughes (1943) et Beyond the Forest de King Vidor (1949) avec Bette Davis.


 

Pour l’auteur de Hollywood Babylone, ouvrage sulfureux à base de potins mondains, c’est autant les œuvres que les légendes autour de la dream factory qui comptent. Le 7e Art crée ses dieux et ses démons. On sent que Kenneth Anger aime les anecdotes, les excentriques en coulisse, les scandales qui contribuent à l’aura d’un film ou d’une vedette et modifient l’horizon d’attente devant une œuvre. Il évoque pour nous les Lilliputiens, sœurs siamoises, femmes à barbe et autres monstres croisant Greta Garbo dans les studio de la Paramount, l’avionneur Howard Hughes bataillant contre la censure pour imposer, bien cadrés et généreusement exhibés, les avantages de Jane Russell, ou Bette Davis qui n’aimait rien tant que dire des gros mots - elle en écrit un, sur de la poussière, dans La Garce, cette version grand-guignolesque de Madame Bovary. Il rappelle les déboires de Michael Powell après Le Voyeur qui faillit marquer la fin de sa carrière. Or le fétichisme du voyeur n’a-t-il pas beaucoup à voir avec ce qui nous pousse dans les salles obscures ?


 

Kenneth Anger est l’auteur d’une vingtaine de films en près de soixante ans de carrière, la plupart des courts métrages très brefs (des proto-clips vidéo). Il a tourné avec des moyens financiers limités, ou aucun financement. Certains projets n’ont pas abouti, des films ont été perdus, comme celui d’une adaptation du mimodrame de Jean Cocteau, Le Jeune Homme et la Mort, avec Jean Babilée. Ami de Henri Langlois et de Mary Meerson, Kenneth Anger a travaillé en marge de l’industrie cinématographique et du système hollywoodien, comme un artisan génial, ouvertement homosexuel à une époque où le mariage gay relevait de la science-fiction. C’est un adepte de l’occultiste anglais Aleister Crowley, des rites sataniques et des paradis artificiels, bien avant Timothy Leary et la contre-culture des années soixante. De sa filmographie réduite, mais flamboyante, il a choisi de montrer trois titres au public majoritairement jeune qui venait le découvrir.


 

Trois films, trois époques.
Commençons par le dernier en date, Brush of Baphomet, tourné à Paris lors de l’exposition que le Palais de Tokyo consacra, en 2008, aux toiles de son maître Crowley, retrouvées non loin de la communauté que celui-ci avait créée sur l’île de Cefalu en Sicile : des tableaux figuratifs filmés de très près, représentant d’étranges physionomies, des rituels auxquels la caméra, très mobile, nous fait participer sur une bande son obsédante signée Morton Subotnik. Une expérience brève (7 minutes), mais passionnante. (2)


 


 


 

Inauguration of the Pleasure Dome date de 1954. C’est un bal masqué où les participants, dont la plus célèbre était Anaïs Nin, s’étaient rendus travestis en divinités, personnages de fiction ou fous notoires, fantasmagorie éblouissante qui obéit à une logique onirique, véritable féerie pour les yeux. Des rituels païens sur une musique sacrée, la magnifique Messe glagolitique de Leoš Janáček. (3)


 


 


 

Le clou de la soirée était la projection de Lucifer Rising (1973) avec une musique live, jouée par le maître himself et son jeune acolyte, Brett Butler, guitariste et adepte d’occultisme. La bande sonore de la version "originale", composée par Bobby Beausoleil, était déjà très planante, mais le ciné-concert auquel nous avons été conviés relève de l’œuvre d’art totale chère à Wagner. (4)


 


 


 

Kenneth Anger remontant aux sources de la musique électronique, était au thérémine, un instrument inventé en 1919 par le soviétique Lev Termen. Composé d’un boîtier électronique équipé de deux antennes, le thérémine a la particularité de produire de la musique sans être touché par l’instrumentiste, une antenne verticale donnant la hauteur de la note, la boucle horizontale permettant de l’amplifier.


 

Cet ancêtre du synthétiseur et de la harpe laser de Bernard Szajner rappelle les ondes Martenot (1928) que Marcel L’Herbier utilisa pour Le Parfum de la dame en noir (1931). Kenneth Anger, suscitant et apaisant les ondes par des mouvements de bras et de mains, de tout son corps, semblait véritablement le magicien qui faisait naître cet étrange opéra, tantôt chef d’orchestre inspiré, tantôt prédicateur de quelque secte iconolâtre. Tel un chamane, il a restitué, dans sa noirceur et sa poésie, la mythologie de la révolte des années 60.


 

Chez Agnès B, on a pu voir la collection personnelle du cinéaste, les photographies et coupures de presse qu’il collectionne depuis qu’il est enfant. Et notamment l’affiche de Midsummer Night’s Dream de Max Reinhardt & William Dieterle (1935), sa première apparition à l’écran, des photos de ses propres tournages et des tirages grand format signés par lui et proposés aux amateurs pour à peine 99 milliers d’euros…

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°349, en décembre 2012

* Cf. aussi, "Kenneth Anger, une vie, une œuvre", Jeune Cinéma en ligne directe.

* Cf. aussi, "Kenneth Anger, nécrologie", Jeune Cinéma en ligne directe.

1. Sur France Culture : Entretien entre Kenneth Anger et François Busnel, le 11 septembre 2012.

2. Brush of Baphomet, sur Internet.

3. Inauguration of the Pleasure Dome sur Internet.

4. Lucifer Rising sur Internet.



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts