par Hugo Dervisoglou
Jeune Cinéma n°422, mai 2023
Sorties les mercredi 7 juin 1967 et 7 juin 2023
Alors que Jackson et son ami forment un duo de dragueurs minables, ils croisent la route d’une jeune femme solitaire venant de quitter son mari violent. Alors qu’elle se joint à eux, ils finissent tous trois par courir les bars de Paris pour trouver des âmes à conquérir.
Basé sur un trio évoquant Jules et Jim, (1) le film Les Mauvaises fréquentations représente aussi une forme de Père Noël a les yeux bleus (2) en devenir. Favorisant une allure documentaire, ce court-métrage est dépourvu du style littéraire si typique que Jean Eustache développera par la suite. Il s’oriente donc vers l’immersion brute de son public dans le quotidien de ses trois personnages par le biais d’un dispositif de tournage léger, en décors réels, avec une prise de son directe et une absence de musiques extradiégétiques.
Cette approche crue permet à l’auteur de développer une forme de point de vue anthropologique sur le comportement de ses personnages en renforçant l’attention du spectateur sur leur attitude et leurs manières et dont l’avantage consiste à délaisser tout jugement moral (bien que les deux hommes soient plutôt pathétiques). L’aspect naturaliste de l’œuvre est renforcé par le fait que les trois acteurs qui incarnent ces personnages sont des inconnus pourvus de physiques banals, qui ne disposent pas du sel romanesque ni de l’allure svelte et dandy de Jean-Pierre Léaud.
Mais si le style de l’auteur est encore incomplet, on décèle déjà la présence dans l’intrigue de l’un de ses thèmes fétiches : la relation homme femme et sa nature antagoniste. Les deux sexes sont ainsi caractérisés de façon contraire dans leur rapport au regard : les deux hommes cherchent à attirer celui de femmes indifférentes tandis que leur nouvelle camarade ne cesse d’attirer celui d’hommes quoiqu’il arrive, renvoyant ainsi brutalement ses deux compères à leur propre solitude. À partir de cet antagonisme atavique, Jean Eustache fait ainsi le récit d’une camaraderie impossible entre deux natures opposées. L’intelligence dont fait preuve l’auteur est d’éviter tout discours frontal, de traiter ce sujet par le non-dit et l’allusion, et de montrer que ce type d’attitude est d’abord le fait de pulsions profondes, instinctives, et non pas d’une volonté consciente. Jean Eustache parvient ainsi à rendre presque attendrissants ces deux hommes qui, devant la facilité de leurs nouvelles collègues féminine à attirer le regard, ne peuvent que succomber à la jalousie et rejeter puis trahir leur camarade.
Ainsi, l’œuvre dispose déjà de cet état d’esprit désabusé qui innervera La Maman et la putain. (3) Pourvue d’une lumière grise et opaque qui délaisse la mélancolie pour faire la part belle à la fadeur du milieu traversé, l’esthétique de l’œuvre et crée une ambiance évoquant le regard d’un esprit embrumé par l’alcool ou la mauvaise haleine goût cigarettes si typiques des bistrots parisiens pourris. Ainsi, si Les Mauvaises fréquentations ne sont pas du "grand Eustache", elles sont du grand Eustache en devenir.
Hugo Dervisoglou
Jeune Cinéma n°422, mai 2023
1. Jules et Jim, de François Truffaut (1972).
2. "Le Père Noël a les yeux bleus", Jeune Cinéma n°422, été 2023.
3. "La Maman et la putain," Jeune Cinéma n°72, été 1973.
Les Mauvaises Fréquentations (aka Du côté de Robinson). Réal, sc, dial, mont : Jean Eustache ; ph : Philippe Théaudière ; mu : César Gattegno. Int : Aristide, Daniel Bart, Dominique Jayr, Jean Eustache, René Gilson, Jean-Pierre Léaud, Henri Martinez, Gérard Zimmermann (France, 1963, 42 mn).