home > Films > Miracle à l’italienne (1971) I
Miracle à l’italienne (1971) I
de Nino Manfredi
publié le mercredi 26 juillet 2023

Comédie à l’italienne ou conte philosophique ?
par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°60, janvier 1972

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1971
Prix de la première œuvre

Sorties le vendredi 21 mai 1971 et le mercredi 26 juillet 2023


 


Per grazia ricevuta raconte la libération difficile d’un homme conditionné dans sa vie sexuelle et amoureuse par l’éducation - celle qu’ont pu lui donner une tante abusive et diverses instances religieuses. Le processus de libération est déclenché par un personnage rencontré par Benedetto adulte, un pharmacien athée militant qui lui dit de ne pas s’occuper de Dieu et apprend la vertu de la rébellion.


 

Rebaptisé abusivement Miracle à l’italienne, le film n’a pas rencontré son public. Le titre a pu faire croire qu’il s’agissait d’une de ces comédies à la Pietro Germi, où les exploits amoureux d’un quadragénaire sont complaisamment étalés - en Italie Nino Manfredi a longtemps été préposé à ce type de rôle -, et le film vient après une série d’œuvres traitant des démêlés de la hiérarchie catholique avec ses prêtres à marier, des films sans force critique parce que ne mettant pas à jour les déviations que peut créer la peur des femmes. Le public, en tous cas celui des Champs-Elysées, après avoir rigolé grassement pendant les dix premières minutes du film - qui évoquent l’enfance du héros Benedetto -, commence à rire jaune au moment où l’enfant rejette la communion.


 


 

C’est que ces dix premières minutes présentent en surface une situation classique de comédie italienne - l’amant de la tante caché dans un placard pendant que l’enfant vient chercher réconfort à ses peurs nocturnes -, des mots d’auteurs qui font rire - "Qu’est-ce que tu fais dans ce grand lit toute seule ? Je me le demande en effet ?" -, ou des personnages typiques - curé ridicule, paysannes vociférantes.


 

Mais en réalité la séquence d’enfance pose d’emblée les thèmes majeurs du film : la vraie sexualité à l’échelle enfantine (envie de voir des corps de femmes nues, jeux de caresses avec les petites filles), la vraie incroyance (le péché mortel, ce n’est pas forniquer mais toucher le fil électrique), le vrai matérialisme (préférer manger la figue quand les autres reçoivent une image sainte), la vraie névrose (peur de la nuit qui deviendra l’insomnie angoissée de l’âge adulte), et la naissance du fantasme (l’homme dans le placard transformé par un rideau rouge en saint Eusèbe flambant sur son bûcher).


 


 


 

Ces thèmes sont traités à travers une construction traditionnelle. Les divers épisodes de la vie de Benedetto (enfance et consécration au saint protecteur, vie monastique et tentation par la femme, vie de colporteur et rencontre de l’athée, première expérience amoureuse, mort presque pieuse du pharmacien athée et suicide de Benedetto) sont évoqués en retours en arrière, à partir de la clinique où le héros est soigné après son suicide manqué. Chaque passage, du contexte présent de la clinique au passé du héros, se fait à travers le récit d’un personnage témoin (la femme ou la belle-mère de Benedetto), et par Benedetto lui-même. Il est accompagné de thèmes musicaux caractéristiques. Ces procédés très apparents rendent très clair chaque retour-arrière, et le film devient accessible à un public populaire.


 

Il semble d’ailleurs que Per grazia ricevuta soit le modèle exemplaire d’un film de satire populaire, où les procédés sont familiers au public, où le thème s’appuie sur le consensus (ici le malaise du mâle italien), et où la précision de la visée critique, l’acuité de la description clinique, la liaison faite entre le dérèglement sexuel et le comportement social de l’homme, tout cela fait du film une arme politique. On pense au Luis Buñuel de la période mexicaine qui, à travers un mélo ou une comédie, faisait œuvre d’éducation sans sacrifier à aucune recherche stylistique. Film des "lumières" écrivait Jean Delmas dans son compte rendu du Festival de Cannes (1). C’est bien ainsi que le reçoivent ceux pour qui n’est pas un combat périmé celui de la raison contre l’irrationnel, pour qui les mutilations subies par les enfants du fait des tabous religieux et familiaux sont une donnée primordiale du terrain où se livre le combat, et pour qui ne croit pas réservées à une Italie demeurée les névroses sexuelles, ni à quelques fous, cette grande peur de l’inconnu qui, comme le dit Nino Manfredi, "pousse à se blottir sous l’aile de ceux qui croient et prétendent savoir".


 


 

Le fil conducteur du film est celui de la superstition. La vigueur saine de l’enfant qui aimait regarder les femmes se trouve brusquement réprimée par une scène nocturne où il croit voir apparaître son saint protecteur. À partir de cette expérience, va se développer, par à-coups, non seulement une horreur croissante de l’Église, mais aussi une peur toujours plus secrète et violente des femmes, et donc de la vie. Benedetto refuse la communion après avoir vu sa tante nue, mais tombe (ou se jette ?) dans un ravin. Consacré à saint Eusèbe, il vit paisiblement dans un monastère bon enfant, mais la brusque révélation du désir, ou l’obsession du péché (le sang d’une femme piquée par une vipère sucé pour la sauver) le décide à prendre le froc. Chassé du monastère comme d’un paradis d’innocence et livré au monde, il vit dans sa voiture de colporteur pleine de lingerie féminine et de mannequins, mais manque de tuer une fille qui rôle autour de sa voiture.


 


 

Ces scènes sont ambiguës, car la cible principale du film, ce n’est pas seulement l’Église représentée par toute une galerie de personnages allant du catéchiste de village au curé de la paroisse, en passant par les moines, mais aussi, comme le dit Nino Manfredi, l’usage fait de Dieu par la famille. Celle-ci est garante d’un ordre plus répressif que celui du monastère où de vieux garçons vivent de façon fraternelle. De cette famille, le cinéaste donne deux exemplaires. D’une part la famille paysanne dominée par la grosse tante hypocrite qui parle sans cesse à l’enfant du diable et de Jésus, et rêve de se débarrasser de lui. Et d’autre part, la famille bourgeoise incarnée par la femme du pharmacien, la "hyène", par la "puritaine" qui prie Dieu pour que meure son beau-fils. Contre cet usage de Dieu, néfaste non seulement parce qu’il mutile les hommes mais parce qu’il défend les riches contre les pauvres, Nino Manfredi a dressé un personnage-clef, ce pharmacien athée, qui vit la nuit parce qu’il déteste ce qui occupe le jour - les banques, les bureaux, les jeux politiques, le travail -, et qu’il dispose des nuits pour rêver à son gré et fignoler son exposition contre la divine providence. Ce pharmacien sera, pour Benedetto, le dispensateur des lumières, le mentor à l’envers qui lui apprend à enfreindre les commandements, en commençant par le plus facile, et lui fait comprendre l’origine de ses insomnies, le désir sexuel et la peur des femmes. La réponse qu’il donne à Benedetto parlant en termes naïfs des deux hommes qui se battent en lui - "et c’est toujours le plus salaud qui gagne !" -, fait penser à celle de Jean Giraudoux à sa Judith : "Pense aux petits déjeuners sans peur de l’Enfer... aux jeunes gens et aux jeunes filles s’étreignant simplement dans des draps frais sans anges et démons voyeurs" (2).


 

Benedetto libéré est désormais capable d’aimer une femme sans voir en elle un serpent venimeux. Sa première expérience amoureuse vécue à quarante ans est une des plus belles scènes du film. Il est devenu veilleur de nuit pour vivre au même rythme que le pharmacien. Il dort dans un magasin d’électricité. La fille du pharmacien le regarde de sa voiture à travers la vitrine. Réveillé par le bruit, il allume les mille lampes du magasin, puis éteint. Il la voit alors apparaître dans une pénombre onirique, séparée de lui par une paroi de verre et l’entend lui faire la plus simple des propositions d’aimer : "Je viens t’aider, je viens nous aider parce que j’en suis au même point que toi. Si tu me veux, fais-moi une place, sinon dis-moi de partir". Il s’écarte, hésite à l’étreindre. On croit à un réflexe de peur. Il s’agit seulement de ne pas tomber du lit. La boutade coupe l’émotion mais garde à la scène sa franchise et sa pudeur.


 


 

Le film arrêté sur cette scène de libération amoureuse pourrait aller rejoindre toutes les œuvres où l’amour triomphe de la société. Mais Nino Manfredi joue un jeu plus subtil : tout de suite après la séquence, elle aussi très belle, où le couple refuse le mariage et quitte l’autel sous les regards indignés des deux familles, se place la mort du pharmacien, récupéré à la dernière minute par sa femme, et qui trahit les valeurs libératrices qu’il a transmises à Benedetto. Il embrasse le crucifix du prêtre et subit les rites de l’extrême-onction. Benedetto va alors se jeter du haut d’une falaise. C’est que la véritable libération n’est pas accomplie avec la liberté retrouvée d’aimer. Et le personnage qui en est l’instrument, ce libérateur que Benedetto adopte comme un vrai père, fait partie lui aussi des figures fantasmatiques qui pèsent sur lui depuis son enfance - cette série de saints protecteurs sous le regard desquels il vit depuis la vision du placard. Sous le thème de surface de la peur des femmes, court celui, plus souterrain, de la recherche d’un père. Le fantasme prend naissance dans la vision de l’amant caché dans le placard, confondu avec l’image sainte donnée par le curé du catéchisme. Cette figure de père va dans le film être représentée par toutes la série des prêtres depuis le catéchiseur jusqu’au curé de paroisse qui récupère le pharmacien à sa mort. Mais lorsque les pères ne jouent plus leurs rôles comme les bons moines fraternels nullement obsédés par la chair ni le péché, Benedetto s’invente un fétiche, reproduction géante de la petite image de l’enfance : cette statue de bois grandeur nature qui cachée derrière un rideau de sa cellule reproduit la scène d’enfance. Plus tard, isolé dans sa petite voiture de colporteur, il dispose, comme les tarots d’une voyante, toute une panoplie d’images saintes. Quand il s’endort la nuit dans la pharmacie, on sent bien à la manière dont il se blottit en gosse enfin rassuré, qu’il a cherché et retrouvé son père.


 


 

Le personnage du pharmacien, joué par l’extraordinaire Lionel Stander, que son physique de bouledogue anglais dépayse dans un film italien, Nino Manfredi en a fait un homme de la nuit, un homme libre mais qui vit sa libération sur le plan du rêve et de l’obsession, un faible qui à la dernière minute choisit la sécurité contre le doute. Si bien que la libération définitive se fait à la mort du pharmacien. Elle laisse Benedetto orphelin et adulte. Elle le laisse seul à défendre ce que son protecteur lui a enseigné : vivre entre hommes sans peur des anges voyeurs. Il ne sait pas alors que sa femme livre le même combat que lui. Que cette libération s’exprime par le désespoir, le désir de mourir, la panique devant la solitude, n’enlève rien à la force de la protestation mais exprime seulement la profondeur de la mutilation.


 

Nino Manfredi a chargé ce film au contenu très riche d’images insolites. Elles surprennent d’autant plus qu’elles surgissent dans une ligne narrative traditionnelle. Beaucoup de séquences frappent par leur beauté formelle : l’apparition des moines dans les niches à statues du monastère, la nuit passée au bord du fleuve près de la voiture rouge peuplée de mannequins et de lingerie féminine, la clinique à la De Chirico bordant la falaise du suicide. La plus belle est celle de la procession : l’enfant porteur d’un gros cierge va être consacré à son saint protecteur saint Eusèbe. Devant et derrière lui, les moines et les images pieuses célébrant le "miracle" de l’enfant saisi par le démon et sauvé par le saint, alors qu’autour de lui, les femmes du village implorent à grands cris son intercession. Quand l’enfant est arrivé à la petite église qui domine la colline, la caméra s’élève brusquement et montre l’enfant comme encerclé par les gens d’Église.


 

 

La beauté de la séquence vient de l’équilibre réalisé entre la description objective d’un paysage et d’une réalité sociale (une petite fête religieuse quelque part dans un village perché d’Ombrie ou de Toscane avec sa foule superstitieuse et ses fétiches), la fascination exercée sur l’enfant par la scène, les cris, les chants, les images naïves (filmées flottant sur fond de ciel et coupées de leur contexte), où domine l’image du saint livré aux flammes rouges (écho du bonhomme de paille brûlé par les enfants et modèle du saint de bois gardé secrètement par Benedetto dans sa cellule de moine), et enfin la réprobation du cinéaste devant la violence faite à l’enfant, et qui s’exprime par cette image de place-piège, qui ne laisse, à l’enfant comme à l’adulte, qu’une issue s’il veut s’échapper de l’église-refuge : le saut par-dessus le parapet.


 

Le film est une comédie. Benedetto fait deux fois le grand saut. Il en réchappe adulte comme il en avait réchappé enfant et le premier souvenir qui remonte de l’anesthésie est une course d’enfant libres dévalant une pente pour aller regarder les paysannes. Aucune ambiguïté dans le dénouement. Quand Benedetto ouvre un œil, sur son lit d’hôpital, il est définitivement libéré des "saints protecteurs".

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°60, janvier 1972

1. Jeune Cinéma n°56, juin-juillet 1971.

2. Jean Giraudoux, Judith (1931).

* En DVD chez Carlotta.

* La Fédération Jean-Vigo des ciné-clubs de jeunes a acquis le droit d’exploitation non commerciale du film en 1975. Cf. "Per razzia ricevuta", Jeune Cinéma n°90, novembre 1975.

* Cf. aussi "Miracle à l’italienne II," Jeune Cinéma n°90, novembre 1975.

* Cf. aussi "Conférence de presse Cannes 1971", Jeune Cinéma n°60, janvier 1972 et n°90, novembre 1975

* Cf. aussi "Nino Manfredi (1921-2004), une vie, une œuvre", Jeune Cinéma n°290, été 2004.


Miracle à l’italienne (Per grazia ricevuta). Réal : Nino Manfredi ; sc : N.M., Leonardo Benvenuti, Piero De Bernardi & Luigi Magni ; ph : Armando Nannuzzi ; mont : Alberto Gallitti ; mu : Guido De Angelis. Int : Nino Manfredi, Lionel Stander, Delia Boccardo, Paola Borboni, Mario Scaccia, Fausto Tozzi, Mariangela Melato, Véronique Vendell, Fiammetta Baralla (Italie, 1971, 98 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts