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Jeux de nuit (1966)
de Mai Zetterling
publié le mercredi 9 août 2023

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°17, septembre 1966

Sélection officielle en compétition de la Mostra de Venise 1966

Sorties les mercredis 14 septembre 1966 et 9 août 2023


 


Jeux de nuit, le deuxième film de Mai Zetterling, fut à Venise la pierre de scandale dénoncée par l’Osservatore Romano et le patriarche de Saint-Marc. On pourrait cependant reprendre - et, sans doute, dans son esprit - les termes du très authentiquement catholique Georges Bernanos, pour dire qu’il s’agit dans ce film du "scandale de la vérité", une vérité située bien nettement dans le "climat moral suédois". Mai Zetterling le répète avec une insistante honnêteté, elle peut d’autant mieux en juger que, Suédoise vivant en Grande-Bretagne dans un autre climat moral, elle dispose du recul utile. Mais cette double expérience de l’auteur indique assez que vérité au-delà du Kattegat n’est pas nécessairement pure erreur en deçà. Vérité chauffée à blanc à la température du symbole ou de la parabole. Mais sa "nudité" scandaleuse rejoint la vieille allégorie de la Vérité toute nue sortant de son puits et également "scandaleuse".


 

Il ne s’agit certes pas d’une vérité quotidienne où chacun de nous pourrait se reconnaître aisément. À ce château où s’est écoulée l’enfance de Jan (Keve Hijelm), dans lequel il conduit maintenant sa future femme, la jeune Mariana (Lena Brundin), la cinéaste a voulu donner "l’aspect d’un musée surchargé où abondent les trésors pillés dans l’Europe entière, afin qu’on sente l’être humain emprisonné dans un décor accumulé par plusieurs générations. Il est nécessaire de donner au spectateur l’impression que le château renferme, jusqu’à lui donner la nausée, tout ce que la culture européenne a été de nature à produire". Un étrange musée humain s’y ajoute, et lui aussi "jusqu’à en donner la nausée" : ces parasites plus ou moins décadents, en quête de sensations inédites, dont la danse macabre a entouré la jeunesse de Jan, que, sarcastiquement, il y ramène pour la dernière fête, le "jeu de nuit" où il a décidé de faire sauter le château.


 

Au centre de ce monde de l’enfance, l’étrange femme qu’était Irène sa mère (Ingrid Thulin,) explosant de haine pour sa condition de femme, pour les hommes en général et surtout son imbécile de mari. Une victime sans doute, mais qui jette au monde son défi et sa revanche, et reporte sur son enfant, avec une exigence farouchement possessive, son besoin fantasque d’aimer. Premières images de ce passé dans le film, parce que pour Jan le plus affolant du souvenir, ce carnaval qu’elle s’est organisé pour l’enfantement d’un gosse mort-né qui aurait été le frère ou la sœur de Jan, dans lequel la musique de ses bouffons sert d’accompagnement aux gémissements et aux cris de douleur de la femme...


 

La vieille tante (Nalma Wilfstrand) vers laquelle se tourne alors le désarroi de Jan enfant de dix ans, lui raconte, pour l’apaiser et le détourner du spectacle, une belle histoire sortie de l’Évangile : faut-il comprendre qu’elle est un témoin de ce monde plus ancien et maintenant périmé qui avait encore assez de racines pour échapper à la folie ? Avec cette femme - dont la violence de passion et la dureté de caractère font autre chose qu’une bonne grand-mère, Jan enfant semble avoir été lié par la complicité d’un refus. Avec elle, il a déjà brûlé le château en effigie, mais en effigie seulement. Ce n’est pas cette femme du passé qui pouvait lui apporter des solutions.


 

C’est avec la femme des temps nouveaux, des temps encore à explorer qu’il incendiera le château lui-même et qu’il surmontera l’impuissance née de cette enfance, avec la femme qui, dépassant les temps de folie, retrouve une identité nouvelle. Car si Mariana ressemble à la mère, c’est physiquement seulement. C’est un second "enfantement" qui vient en écho à la sarabande initiale de l’accouchement de la mère, mais avec une importance beaucoup plus grande dans le récit. L’un des titres d’abord prévus par l’auteure pour son film était "Nuit d’enfantement".


 

Le titre actuel concentre l’intérêt sur cette même nuit (celle où, aussi, brûle le château) : c’est dire que la rencontre de Jan et de Mariana est un thème central et nullement le prétexte à une évocation complaisante des folies d’Irène, que l’hypothèse d’une issue positive à cette nouvelle "Règle du jeu" n’est aucunement sur-ajoutée. Mais cette issue n’est possible qu’à ceux qui, lucidement, savent (pour le vaincre) que le passé demeure dans le présent. Que le passé soit dans le présent, Mai Zetterling le traduit de manière visuelle avec une souplesse et une clarté très rares dans les films qui jouent sur deux temps, souvent avec moins de nécessité et pour des raisons de mode. La jeune femme du présent a une ressemblance avec la mère qui, cependant, n’entraîne jamais la confusion. Le glissement se fait du passé au présent sur un geste, dans un lieu dramatique, et Jan enfant se substitue comme tout naturellement à Jan adulte.


 


 

Mai Zetterling expose le problème et le programme esthétique du film ainsi : "Jan enfant suit comme son ombre Jan adulte ou vice versa. Sur le plan technique, les passages du passé au présent ne doivent pas être réalisés par l’intermédiaire de coupures ou de fondus. Ils doivent faire l’objet d’une même séquence. Ainsi, passé et présent coexistent, formant tout naturellement les éléments d’une action unique. Il ne faut pas que l’on ait l’impression de retours-arrière". Ce but est parfaitement atteint. C’est au cours de ce retour au passé que Jan guérit. Cela ne va pas sans un dernier soubresaut du mal. Cette nuit aussi délirante que le délire de la mère où il quitte le lit, et où Mariana se saoule, libère les oiseaux d’une cage pour s’y mettre lui-même, mais finalement, aidé par elle, vomit - vomit le passé -, c’est un symbole physiquement peu agréable pour un spectateur. Mai Zetterling veut le convaincre "jusqu’à la nausée". Cette exigence de vérité est tout à l’opposé des complaisances que laissait entendre une campagne bête et méchante.


 


 

C’est donc une cure de psychanalyse dans laquelle le retour sur les lieux où est né le mal semble prendre le rôle de la parole libérée de la "censure". La guérison passe aussi par la femme nouvelle qui prend la place de la mère : elle est douce et ferme, lucide. C’est elle qui propose la liquidation du passé : l’incendie du château. Tandis que les invités s’enfuient, accumulant dans leurs voitures les reliques précieuses qu’on leur a laissé le temps de piller à leur aise, Jan et la jeune femme partent, se roulent ensemble dans la neige, dansant le bonheur retrouvé. Ainsi se trouve concrétisé le thème central du film : "Je voudrais renaître. Ma naissance n’a été qu’une sinistre plaisanterie". L’audace de cette fin apparemment naïve, comme si elle voulait dérouter les snobs de la psychanalyse, appelle le respect. De toute manière, le film n’est pas fait pour les snobs de la psychanalyse. Il est imprégné de son esprit vrai de la psychanalyse, une arme pour guérir : "L’Europe donne des signes de décadence. Parmi ces signes, les plus nets ce sont les anomalies sexuelles. Si je les fais intervenir, c’est que pour atteindre à une image positive de la vie, il faut l’envisager d’abord sous ses aspects négatifs". "Scandale de la vérité", l’observateur lucide est déclaré complice de ce dont il rend compte, celui qui veut guérir désigné comme complice de la maladie, celui qui montre l’horreur de la guerre désigné comme complice de la guerre. Comme c’était un peu le cas pour son premier film, le court métrage War Game (1963). Mais en fait, ce film déclaré immoral est d’abord et avant tout une œuvre de moraliste.


 

Par un accroissement du malentendu qui fait mieux sentir l’unité de l’œuvre, les jugements esthétiques ne manqueront pas de subir des mirages analogues. On ne manquera pas de dire (puisque c’est la mode) que ce film est "baroque". Le monde de décadence qu’il dépeint est sans doute un monde porté vers l’esprit baroque. Mais l’analyse, la représentation de ce monde est rigoureusement classique, rien de la multiplicité des pôles qui caractérise l’esthétique baroque et que conserve Federico Fellini - dont on parle tant à propos de Jeux de nuit, - ou le Jean Renoir de La Règle du jeu - dont on ne parle pas aussi, on ne sait pourquoi -, parce que, chez eux, précisément, une complicité avec le monde qu’ils mettent en question les tire toujours vers l’autre pôle. Il y a, ici, un seul centre : Jan enfant et homme - une clarté du récit qui ne laisse place à aucune ambiguïté, à aucun sfumato - un rationalisme qui laisse une place au clair-obscur de l’inquiétude. Ce pourrait être celui de Freud, c’est aussi celui de Léonard de Vinci, dont une maxime sert d’épigraphe au roman (1) parallèle au film : "Penser, c’est espérer".

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°17, septembre 1966

* Cf. aussi "Mai Zetterling. Sur 4 films", Jeune Cinéma en ligne directe

1. Mai Zetterling, Night Games, Londres, Constable, 1966.
Cf. "Jeux de nuit", Jeune Cinéma n°17, septembre-octobre 1966.


Jeux de nuit (Nattlek). Réal : Mai Zetterling ; sc : M.Z. et David Hughes ; ph : Rune Ericson ; mont : Paul Davies ; mu : Jan Johansson & Georg Riedel ; déc : Jan Boleslaw ; cost : Birgitta Hahn. Int : Ingrid Thulin, Keve Hjelm, Jörgen Lindström, Lena Brundin, Naïma Wifstrand, Monica Zetterlund, Rune Lindström, Christian Bratt, Lissi Alandh, Lauritz Falk (Suède, 1966, 105 mn).



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