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N°10 (2021)
de Alex van Warmerdam
publié le mercredi 30 août 2023

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°424-425, septembre 2023

Sortie le mercredi 30 août 2023


Alex van Warmerdam vient du théâtre. Il se fait connaître comme membre de la troupe d’improvisation musicale Hauser Orkater qui remporte le prix du meilleur spectacle à Paris en 1980 avec Regarde les hommes tomber (1). Il contribue à onze pièces avec la compagnie Le Chien mexicain, dont il devient le directeur. L’artiste est polyvalent, comédien, plasticien et romancier à la fois. En 1986, il passe derrière la caméra avec Abel (quelquefois traduit par Voyeur), portrait d’un trentenaire chasseur de mouches. Il poursuit avec Les Habitants (1996) qui dépeint la vie tragicomique dans un lotissement, au début des années soixante. Suit La Robe et l’effet qu’elle produit sur les femmes qui la portent et les hommes qui la regardent (1996) qui attire sur lui l’attention de la cinéphilie. La consécration vient avec Borgman (2013), en compétition à Cannes et nominé aux Oscars. (2)


 

Alex Warmerdam est auteur de films d’auteur qui, le cas échéant, bifurquent vers le film de genre. Il décontenance, ce qui explique sa présence par exemple dans L’Étrange Festival (3). Il travaille en famille, avec ses deux frères et son épouse, au sein d’une troupe, comme Rainer W. Fassbinder ; il écrit ses scénarios et ses dialogues ; il lui arrive de composer sa musique et d’interpréter un rôle. Il ne quitte jamais les Pays-Bas, tourne en hollandais et semble indifférent au show business.


 

N°10 est, comme son titre l’annonce, son dixième long métrage. Tout commence de la manière la plus normale qui soit. Dans de beaux appartements, apparemment situés à Rotterdam, nous découvrons, en montage parallèle, deux hommes qui se préparent avant d’aller au travail. Le plus âgé a une femme malade qui l’exaspère et qu’il se sent coupable de laisser seule. Ce sont des comédiens qui se rendent au théâtre en covoiturage avec leur metteur en scène au volant.


 

Suit la répétition, en un lieu unique, avec son dispositif scénique, l’insistance sur le positionnement des acteurs dans l’espace. Autant dire qu’il s’agit d’un univers que le cinéaste connaît par cœur, comme il sait les mystères du plateau et les secrets des coulisses. Sont abordées les rivalités à propos des rôles et les jalousies amoureuses - l’infidélité étant un thème et un genre théâtral à part entière. Marius, le vétéran, en veut à Günther, son partenaire, qui, selon lui, lui barre le passage, lui faisant ainsi manquer son entrée en scène. Son collègue lui reproche quant à lui ses continuels trous de mémoire. Karl, le metteur en scène, sort alors de ses gonds…


 

Il aurait pourtant d’autres soucis à se faire, Günther le cocufiant avec Isabelle, l’épouse du metteur en scène et, comme il se doit, la vedette de la pièce. Marius, qui a remarqué le manège entre les deux, va rapporter tout chaud le pot aux roses à Karl. Le théâtre des événements se déplace alors vers la ville où le mari suit sa femme dans les rues et guette, posté devant l’immeuble de Günther, l’apparition des tourtereaux. Dès lors, l’époux trompé organise sa vengeance. Il martyrise Marius et Günther, leur fait échanger leurs rôles. Marius, qui a du mal à mémoriser deux phrases, écope du texte les plus important, tandis que Günther se trouve réduit à la portion congrue.


 

La pièce ne ressemble plus à rien. La troupe proteste mais n’y peut mais. Le metteur en scène triomphe : d’un vaudeville, il a fait une pièce d’avant-garde. Il s’en réjouit : "Ce sera un collage abstrait sans logique". Le soir de la première survient un coup de théâtre. On croit passer dans l’univers du Grand-Guignol. Günther s’étant introduit dans la trappe du souffleur un couteau à la main, il le plante entre les métatarses de son rival Marius. Malgré le contexte loufoque, le geste est associé à l’enclouage des pieds dans la passion du Christ.


 

À partir de là, Alex Warmerdam passe à tout à fait autre chose. Le spectateur a, pourrait-on dire, deux films pour le prix d’un… On n’entendra parler ni de la pièce ni des dramatis personae. Le récit zigzague entre différentes pièces d’un puzzle entr’aperçues au début du long métrage. Parmi ces réminiscences : Günther était l’objet d’une surveillance, sans que l’on sache pourquoi, de la part de sa fille et d’inconnus. Le thème de l’au-delà se mêle à celui de la science-fiction en passant par une satire de la hiérarchie catholique, des prélats à mine patibulaire tentaient de convaincre Günther de les suivre sur une autre planète dont il serait originaire. Se greffe alors le motif de Kaspar Hauser et de la quête des origines.


 

Günther, qui a plutôt les pieds sur terre, se rend pourtant en Allemagne, pays du Heimat. Il y découvre une magnifique église rhénane où s’offre à son regard le tableau du Caravage, "L’Incrédulité de saint Thomas", lequel fait écho à l’épisode des pieds transpercés. Suivent des scènes dans une de ces forêts chères à l’auteur, et qui rappellent aussi bien Borgman que Grimm (2003). Une chapelle mystérieuse réunit ceux qui doivent participer au voyage intersidéral vers la planète Lunabor - clin d’œil à Jules Verne, à Georges Méliès, à Hergé. La soucoupe volante – de modèle antédiluvien - est prête à décoller, pour peu qu’elle se dégage de la terre où elle est enfouie. Cette partie du récit a la poésie des lectures de l’enfance.


 

Les comédiens jouent avec sobriété et laconisme, tels des joueurs de poker. Ils gesticulent peu. Buster Keaton semble les avoir inspirés. Calviniste dans son esthétique aux lignes épurées et aux lumières froides, le film, monté cut, est baroque dans son usage du teatrum mundi et dans les allers et retours entre sens et non-sens. Alex Warmerdam est réticent à livrer quelque message que ce soit. Ce qu’il explique par des motifs biographiques : "Je suis né à Harlem, une des régions calvinistes les plus austères des Pays-Bas, dans une famille catholique. J’ai été enfant de chœur, ce qui donne des ressources".

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°424-425, septembre 2023

1. Regardez les hommes tomber (Zie de mannen vallen) (1979).

2. "Abel," Jeune Cinéma n°244, juillet 1997 ; "Les Habitants," Jeune Cinéma n°235, janvier 1996 et "Les Habitants," Jeune Cinéma n°349, décembre 2012 ; "La Robe et l’effet qu’elle produit sur les femmes qui la portent et les hommes qui la regardent," Jeune Cinéma n°241, janvier 1997 ; "Borgman," Jeune Cinéma n°356, décembre 2013.

3. L’Étrange Festival, Forum des images, Paris.


N° 10. Réal, sc , mu : Alex van Warmerdam ; ph : Tom Erisman ; mont : Job ter Burg. Int : Tom Dewispelaere, Frieda Barnhard, Hans Kestling, Anniek Pheifer, Pierre Bokma, Mandela Wee Wee, Gene Bervoets, Liz Snoyink (Pays-Bas, 2021, 100 mn).



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