Rencontre avec Jean A. Chérasse (1980)
Un sujet mis à la question
À propos La Prise du pouvoir par Philippe Pétain
Jeune Cinéma n°125, mars 1980
Jeune Cinéma : Le Chagrin et la pitié, Lacombe Lucien, Section spéciale, Monsieur Klein, Un balcon en forêt, Le Sac de billes (1)... Depuis plusieurs années, le cinéma français tourne autour d’un sujet sans jamais l’aborder de front : Pétain. Qui ? Pourquoi ? Comment ?
Jean A. Chérasse : Les réponses à ces questions sont à chercher dans l’enchaînement des faits qui, du 6 février 1934 au 10 juillet 1940 (en passant par l’agitation des Ligues, le Front Populaire, la non-intervention en Espagne, Munich, le pacte germano-soviétique et "l’étrange défaite") jalonnent la longue marche à pas feutrés du vieux Maréchal vers le pouvoir, vers la dictature. De fait, aucune décision importante sur le plan militaire n’est prise dans le pays jusqu’en 1939 sans que Philippe Pétain n’ait été au minimum consulté. Je ne dis pas qu’il prenait toutes les décisions, mais il a toujours donné son avis. La responsabilité de Pétain en matière militaire est totale.
J.C. : Les faits et le titre
J.A.C. : C’est un titre au second degré. Pour un cinéphile, il fait référence à un autre film : La Prise du pouvoir par Louis XIV de Roberto Rossellini (1966). En fait, les deux "prises du pouvoir" suivent un peu le même processus : il y avait une vacuité de pouvoir qui va être comblée. Le film ne conclut d’ailleurs pas à un complot, mais il donne sur le plan événementiel la logique des faits. Pour moi, ces faits doivent être montrés de la manière la plus sobre possible pour laisser au public le soin d’en tirer des leçons. Tout est dit, mais tout est dit simplement
C’est un film totalement ouvert où chaque témoin s’est exprimé librement sans que ses propos soient déformés, ni par le commentaire, ni par l’image. Dès lors, chacun peut se faire une opinion à la projection. Je crois que l’historien-cinéaste doit être humble devant les événements. Ceci dit, je ne pense plus du tout - alors que je le pensais fermement lorsque j’ai commencé le film - que Philippe Pétain ait comploté pour prendre le pouvoir. Je suis persuadé de ça. Mais ceci dit, le plus important est que le problème n’est pas là : en se braquant sur l’idée "complot ou pas complot", on perd de vue l’essentiel qui est la lutte des classes et le comportement des forces de gauche vis-à-vis des événements. C’est cela qui m’intéresse : voir que la division de la gauche aboutit au fascisme.
J.C. : Le film et son propos
J.A.C. : Je ne me suis pas attaché de manière exhaustive à montrer le cheminement de Philippe Pétain et ses diverses interventions à tous niveaux, car mon propos n’était pas là. Il était d’analyser la société française, de montrer comment à l’intérieur d’une société qui était celle de la IVe République (c’est-à-dire une société avec une bourgeoisie, une classe moyenne et un prolétariat), il y a eu une évolution politique, sociale et économique qui a débouché directement sur 1940, qui a conduit tout un peuple de tradition républicaine - et Dieu sait si la Ille République était traditionnellement républicaine - à 1940 et à la recherche de l’homme providentiel. Ce n’est pas une biographie de Philippe Pétain. Dans Dreyfus, on ne voyait d’ailleurs également que très peu Alfred Dreyfus. Ce qui m’importe dans ce film, c’est de montrer comment les choses se passent, et éventuellement de faire sentir à un public d’aujourd’hui comment elles pourraient se reproduire.
Vichy n’est-il pas ainsi la prise du pouvoir par les grands intérêts privés ? La revanche de l’égoïsme de classe sur l’espoir de changer la vie ? Si, comme l’a écrit Jean Jaurès, "tout le mouvement de l’Histoire résulte de la différence entre ce qu’est l’homme et l’usage que l’on fit de l’homme", nous devons exorciser aujourd’hui le fantôme du vieux Maréchal.
J.C. : Le passé et le présent
J.A.C. : Je n’ai pas fait Pétain par hasard. Après Dreyfus, j’avais disons un certain nombre de lignes de force vers lesquelles je pouvais m’orienter et je n’ai vraiment décidé de faire ce film qu’après l’échec de la gauche en mars 1978, parce qu’à ce moment-là, il m’a paru urgent et impérieux de montrer une gauche divisée et ensuite Philippe Pétain. Alors, sans dire que la division actuelle de la gauche ne peut que mener obligatoirement au fascisme, je suggère qu’elle favorise l’arrivée d’un pouvoir de type autoritaire, ou en tous cas non démocratique. Certes, l’histoire ne se répète jamais exactement, mais un certain nombre de comportements débouchent sur des catastrophes çà, c’est sûr. J’observe le passé avec un regard différent de celui de l’Histoire habituelle. Depuis 1945 en effet, on répète les mêmes discours, et ce film rompt avec cette direction classique, un peu comme Le Chagrin et la pitié a commencé à le faire il y a quelques années. Mais ce film en restait au niveau anecdotique et sociologique où il est plus facile d’amorcer un tournant de ce type, tandis que Philippe Pétain prend l’Histoire en face.
J ?C. : Documents et témoignages
J.A.C. : Tous les documents d’époque sont malheureusement officiels. Quand on utilise les actualités, on est alors obligé d’employer ce que les opérateurs ont filmé - c’est-à-dire essentiellement l’inauguration des chrysanthèmes - et l’on en reste à l’écume de l’Histoire : l’opérateur ne va pas au-delà, il ne saisit que des choses non signifiantes. Donc, si l’on veut un contrepoint véritable dans un discours organisé au niveau de la construction d’un film, il ne reste plus qu’à passer des images d’usines ou toutes autres images inadéquates. Moi, j’ai préféré incarner ce contrepoint par des témoins. Certes l’ancien patron de Renault que j’interroge n’a pas donné ce que j’espérais. Bien qu’il ait été ensuite ministre de la Production industrielle de Philippe Pétain, il n’avait finalement pas grand-chose d’intéressant à dire.
De toutes manières, quand on fait un film, il est très difficile de visualiser l’abstrait. J’aurais pu évidemment développer au banc titre le thème des deux cents familles car j’avais pour le faire un dossier complet. Même chose sur François De Wendel et quelques autres.
Mais j’ai préféré la solution simple qui consiste à incarner cette bourgeoisie en particulier par Alfred Fabre-Luce. Et ce que j’aimerais que retiennent les spectateurs de 1980, parce que c’est à mon avis fondamental, c’est que le discours de Alfred Fabre-Luce est entièrement récupéré. En effet, quand on lit Le journal de la France (1939-1944) et ses écrits de cette période, on se rend compte que, par ailleurs brillant et intelligent, cet homme écrivait des choses fort éloignées des idées qu’il émet aujourd’hui. Or, ce qu’il dit est intéressant vu ce qu’il incarne et représente. C’est un homme très fortuné, c’est le petit-fils de Henri Germain, fondateur du Crédit Lyonnais. Avant guerre, il était radical de droite, il a ensuite penché vers le pétainisme, puis, à la Libération, a au contraire oscillé dans les eaux du gaullisme, substituant en somme - comme beaucoup de Français - un homme providentiel à un autre. On ne peut pas le lui reprocher. Et, aujourd’hui, il a, dans sa proche famille, le Président de la République française. Il est instructif de voir comment le type de discours d’une certaine famille politique peut évoluer dans une situation qui est celle d’avant 1939, puis dans le contexte très différent qui va de 1940 à 1944 (que je traiterai peut-être dans un autre film), et enfin, dans l’époque postérieure à 1945 et surtout à 1958. C’est un pari de ma part car peut-être cela n’est pas perceptible par le spectateur, mais je pense que les propos d’un Alfred Fabre-Luce - compte tenu, disons, de ce que les gens savent de lui - montrent la pérennité d’un certain nombre d’idées et d’attitudes. Absente des "actualités", l’opposition intervient au niveau des entretiens puisque, sur les vingt témoins du film, il y a douze communistes. Il y a en effet trois hommes de droite : maître Jacques Isorni, Jacques Benoist-Méchin, ancien ministre de Pétain, et Alfred Fabre-Luce. Dominique Leca, ancien directeur de cabinet de Paul Reynaud, est un peu le représentant du discours gaulliste.
Daniel Mayer est socialiste, et tous les autres sont, soit d’anciens communistes exclus, soit d’anciens communistes qui ont quitté le parti, soit qui y sont toujours. Je pense en particulier aux deux délégués syndicaux de la région parisienne : Paul Esnault était à l’époque le délégué des usines Renault et Henri Jourdain celui des usines aéronautiques. Il y a aussi un simple ouvrier, Roger Codou, qui apparaît deux ou trois fois mais qui n’a aucune responsabilité officielle dans l’appareil du Parti. Ainsi, le spectateur de 1980 va voir des images d’époque, mais il va aussi écouter des gens qui ont aujourd’hui entre 60 et 80 ans (et qui avaient entre 20 et 35 ans en 1936-1940). Je pense que le type de discours que ces témoins apportent, non seulement par rapport à l’image mais aussi en eux-mêmes, permet à la fois d’actualiser le débat et de lui donner son côté instantané, journalistique, c’est-à-dire un réel impact. Sans quoi, ce serait un film-musée, ce que j’ai essayé d’éviter.
J’ai voulu au contraire que le public de 1980 revive ce que ses pères et grands-pères ont subi. Je pense en particulier à Roger Pannequin dont le témoignage me touche beaucoup personnellement. Lui qui deviendra chef des FTP du Nord-Pas de Calais, puis membre du Comité central, avant d’être viré du PC comme pas mal d’autres, n’était, en 1939, qu’un tout jeune instituteur sortant de l’École normale. Il a donc retrouvé le vécu historique d’un jeune homme de vingt ans mobilisé au moment de la guerre. Sa trajectoire est intéressante.
Propos recueillis par René Prédal
À Nice, Semaine Cinéma sous Vichy, MJC Gorbella (9-15 janvier 1980).
Jeune Cinéma n°125, mars 1980
* Cf. aussi "La Prise de pouvoir par Philippe Pétain", Jeune Cinéma n°125, mars 1980.
1. Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophüls (1968) ; Lacombe Lucien de Louis Malle (1974) ; Section spéciale de Costa Gavras (1975) ; Monsieur Klein de Joseph Losey (1976) ; Un balcon en forêt de Michel Mitrani (1979) ; Le Sac de billes de Jacques Doillon (1975).
La Prise de pouvoir par Philippe Pétain. Réal, sc : Jean A. Chérasse ; ph : Henri Czap & François Pailleux ; mont : Cécile Decugis & Jill Reix ; mu : Hubert Rostaing. Voix : Michel Delahaye et Guylaine Guidez. Avec Philippe Pétain, Pierre Laval, Henri Guillemin, Pierre Andreu, Paul Reynaud, Charles de Gaulle, Alfred Fabre-Luce, Édouard Daladier, Léon Blum, Francisco Franco, Roger Garaudy (France, 1980, 115 mn). Documentaire.