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État des choses (l’) (1981)
de Wim Wenders
publié le mercredi 14 mars 2018

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°146, novembre 1982

Sélection officielle en compétition de la Mostra de Venise 1982
Lion d’or

Sorties les mercredis 20 octobre 1982 et 14 mars 2018


 


On sait que Wim Wenders a réalisé L’État des choses pendant la longue interruption qui lui était imposée au cours du tournage de Hammett (1) dans les studios de Francis Ford Coppola. C’est donc dans un état de liberté retrouvée qu’il a pu exprimer ce qui veut être une réflexion sur le cinéma selon lui, un peu comme s’il avait eu besoin, au milieu des contradictions qu’il vivait, de retrouver, par le moyen des images, un nouvel équilibre.


 


 


 

Il serait trop simple de ne voir dans L’État des choses, film sur un réalisateur tournant au Portugal The Survivors (un remake de Alan Dwann pour un producteur américain, qu’un règlement de comptes de Wim Wenders avec son producteur de Hammett. On peut cependant y déceler plus qu’une analogie. Dans la façon dont le tournage est interrompu, l’argument du manque de pellicule masque en fait des différends plus profonds, il y a plus qu’une métaphore sur les rapports entre le créateur et ceux qui le financent. La structure du film de Wim Wenders renvoit à cette problématique.


 


 


 

Cela commence par une séquence, très belle, qui nous fait pénétrer dans le film en train de se faire, sans que nous sachions qu’il s’agit d’un tournage. Puis, lorsque le tournage est arrêté, l’équipe étant au point mort, la réalité de chacun reprend le dessus. Attente des acteurs, des techniciens, volonté du réalisateur de débloquer la situation, retour du chef opérateur (Sam Fuller) parti pour la Californie après que ses divergences avec le réalisateur se sont exaspérées.


 


 


 

Enfin, lorsque Friedrich, le réalisateur, arrive à son tour en Californie à la recherche de Gordon le producteur, Wim Wenders donne à son histoire l’allure d’un thriller. Friedrich est quasiment enlevé sur un parking pour être emmené dans le mobil home de Gordon. Ils ont alors une discussion qui s’achève par un double monologue du réalisateur et du producteur, filmés de face, chacun exprimant sa conception du cinéma, chacun restant dans son univers. La fin du film pourrait être digne d’un thriller n’était la manière éblouissante dont elle est réalisée.


 


 


 

Ce moment d’éblouissement passé, on se souvient que le reste du film s’apparente un peu à une traversée du désert. On se prend à chercher une cohérence dans la démarche de Wim Wenders à organiser ce qui semble être une réflexion sur le cinéma. Mais le bilan est loin d’être évident. Ce qui, dans le dialogue, renvoie à deux conceptions du cinéma présentées comme antagoniques apparaît bien mince. Quelques phrases générales et ce double monologue de la fin s’apparentent plus à la façon dont Jean-Luc Godard distille sa théorie aux détours de ses films, si théorie il y a. L’opposition entre un cinéma qui capterait la réalité de la vie et un autre qui la masquerait n’est pas exempte de contradictions. La partie californienne du film renvoie à une fascination pour le cinéma de genre. La présence de Sam Fuller, donné à la fois comme figure mythique du cinéma américain et comme représentation des défauts qu’il contient, n’est pas la moindre de ces contradictions. Quant à la partie portugaise, la plus longue, elle sucite beaucoup d’interrogations. D’abord, pourquoi le Portugal ? Le décor de l’hôtel dans lequel loge l’équipe du film veut-il représenter quelque chose, ou bien n’est-il qu’un lieu dans lequel la caméra cherche à débusquer des lignes de force pour l’image ?


 


 


 

À la conférence de presse de Venise, Wim Wenders dit avoir travaillé sur le scénario avec Robert Kramer en élaborant chaque soir ce qui allait être tourné le lendemain. L’impression qui prévaut est bien celle que ces séquences auraient pu être organisées selon une multitude de combinaisons différentes. Certaines se présentent comme des exercices de cinéma fort brillants, et le travail de Henri Alekan pour la photographie est souvent admirable. Mais comment voir dans cette fiction, qui se voudrait plus proche de la réalité, une alternative aux recettes hollywoodiennes ? Toutes ces questions sans réponses montrent à quel point un discours sur le cinéma a de la peine à s’exprimer dans un film dès lors même qu’il se présente comme centre du film. Jamais les cinéastes n’ont aussi bien montré ce qu’est leur vision du cinéma que lorsqu’ils n’en parlent pas directement dans leurs films. Wim Wenders n’échappe pas à la règle qui disait finalement plus de choses sur le cinéma dans Au fil du temps (2), pour ne citer que cet exemple, et même, de manière inversée, dans un film moins personnel comme Hammett.


 


 


 

L’État des choses pourrait se résumer à ces deux moments très forts : la séquence du début qui nous donne un exemple de pure fiction, et celle de la fin avec la caméra de Friedrich braquée contre ceux qui viennent le tuer et qui bascule pour ne fixer que la réalité brute. Deux courtes séquences qui, par leur force de suggestion, résument les deux fonctions essentielles du cinéma. Mais le reste n’est alors qu’un long remplissage parfois brillant, mais superflu.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°146, novembre 1982

1. "Hammett", Jeune Cinéma n°144, juillet 1982.

2. Au fil du temps, Jeune Cinéma n°96, juillet 1976.


L’État des choses (Der stand der dirige). Réal : Wim Wenders ; sc : W.W. & Robert Kramer ; ph : Henri Alekan & Fred Murphy ; mont : Jon Neuburger, Peter Przygodda & Barbara von Weitershausen ; mu : Jim Jarmusch & Jürgen Knieper ; cost : Maria Gonzaga. Int : Patrick Bauchau, Allen Garfield, Sam Fuller, Robert Kramer, Roger Corman, Artur Semedo, Isabelle Weingarten, Allen Goorwitz, Rebecca Pauly, Camilla More, John Paul Getty III, Viva (Allemagne, 1981, 125 mn).



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