par Gérard Camy
Jeune Cinéma n°430, été 2024
Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 2024
Palme d’or
Sortie le mercredi 30 octobre 2024
Sean Baker a déjà présenté à Cannes The Florida Project (2017) à la Quinzaine des Réalisateurs (1), et Red Rocket en compétition officielle (2021). (2) Déjà, il s’intéressait à l’Amérique de la marge, avec une petite fille dont la mère célibataire est obligée de se prostituer pour l’élever, ou une ex-star ruiné du cinéma porno qui revient vivre chez son ex-femme. Avec Anora, il orchestre la rencontre entre une jeune strip-teaseuse new-yorkaise d’origine ouzbèke, escort-girl à ses heures, et Ivan, le fils gâté, alcoolisé et cocaïné d’un oligarque russe. Livré à lui-même dans la colossale villa familiale, Ivan achète sans compter les charmes exclusifs de la jeune fille jusqu’à l’épouser à Las Vegas. Cendrillon a-t-elle cru un instant au prince charmant ? Sans doute. Mais les parents d’Ivan demandent à Toros, le prêtre orthodoxe de la famille, de faire annuler le mariage avant qu’ils débarquent à New York remettre de l’ordre dans la vie de leur fils.
Avec Anora, le cinéaste évoque une nouvelle fois les oubliés du rêve américain. Il le fait sans misérabilisme, mais avec un humour décapant, brocardant une Amérique corrompue par l’argent, les religieux opportunistes et les ultra riches méprisants, tout un monde idéalisé par le capitalisme triomphant.
Pour Anora, l’amour se mesure en dollars et la réussite passe par ce milliardaire nonchalant et sympathique, totalement immature, qui dilapide l’argent de ses parents sans aucune retenue. Avec maestria, Sean Baker fait basculer ce "Pretty Woman" ironique dans un thriller au tempo d’enfer, bourré de vitamines, cocasse et drôle, qui voit surgir Toros et deux hommes de main dans l’appartement d’Anora.
La parodie est hilarante, car s’ils ont l’allure des mafieux russes habituels, leur efficacité n’est pas la même. Malicieusement, le cinéaste souligne leur origine arménienne et en fait bientôt les souffre-douleur de la jeune fille survoltée, qui a compris qu’Ivan, envolé au premier coup de semonce, ne lui sera d’aucun secours. Elle n’en défendra pas moins son statut de femme mariée à grand coups de pieds et de morsures. Derrière cette joyeuse débandade, la critique sociale affleure constamment et rappelle autant certains films de Robert Altman que les comédies italiennes des belles années. Et il y a la lumineuse et géniale Mikey Madison, magnifique et pathétique, qui incarne ce personnage emblématique des films de Sean Baker, une femme issue d’une Amérique modeste qui n’hésite pas à égratigner un monde inaccessible qui se croit tout permis...
En remettant la Palme d’or au cinéaste, la présidente Greta Gerwig a déclaré : "Ce film est magnifique, drôle et envoûtant, empli d’humanité... Il nous a brisé le cœur". En effet !
Gérard Camy
Jeune Cinéma n°430, été 2024
1. "Florida Project", Jeune Cinéma n°384, décembre 2017.
2. "Red Rocket," Jeune Cinéma n°410-411, septembre 2021.
Anora. Réal, sc, mont : Sean Baker ; ph : Drew Daniels ; mu : Matthew Hearon-Smith ; déc : Stephen Phelps ; cost : Jocelyn Pierce. Int : Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Youri Borissov, Karren Karagulian, Vache Tovmasyan, Ivy Wolk, Luna Sofía Miranda, Alena Gurevich, Lindsey Normington, Paul Weissman (USA, 2024, 138 mn).