par Gérard Camy
Jeune Cinéma n°257, septembre 1999
Sélection officielle En compétition au Festival de Cannes 1999.
Palme d’or
Sortie le mercredi 29 septembre 1999
Rosetta demande des explications, ne peut admettre qu’elle est licenciée. Son patron lui ordonne de partir. Elle le bouscule, crie son désespoir et sa volonté de continuer à travailler, s’enferme dans les vestiaires, se débat lorsque les policiers l’embarquent. La caméra, en permanence derrière elle, s’accroche à ses basques, cahotique, frénétique. Le spectateur est happé, bousculé, surpris par les brusques agissements de ce petit bout de femme malheureuse. Cette première scène du film, crue et violente donne d’emblée à Rosetta toute sa dimension, et au film toute sa puissance.
Proche cousine de la misérable et pathétique Mouchette de Robert Bresson, et du personnage de K, éternellement en quête d’une identité toujours refusée, dans Le Château de Franz Kafka, Rosetta se bat pour rentrer dans la vie sociale : avoir un travail pour être comme les autres et avoir une existence normale. C’est son obsession. Les frères Dardenne insistent, enfoncent le clou : c’est un vrai combat qu’elle mène pour obtenir la dignité la plus élémentaire, le simple droit au travail. Pas de musique pour magnifier la dramatisation, mais le son de sa respiration, les bruits des objets qu’elle manipule, des voitures qui circulent. Avec la même équipe technique que pour La Promesse (1996), tels des entomologistes, ils regardent Rosetta s’organiser, se débattre pour ne pas sombrer.
Opiniâtre et têtue, la mine renfrognée, le regard dur et fermé, elle repart toujours à l’attaque, ne s’avoue jamais vaincue. Survivante dans une économie primaire qui l’étouffe, elle n’a plus confiance en personne. Bottes pour le camping, chaussures pour le travail, boîte pour les hameçons, bouteilles pour la pêche, trou dans le grillage pour rentrer dans le camping où elle habite avec sa mère, Rosetta se crée un trajet journalier, des activités quotidiennes. Elle s’accroche dans la hargne, dans l’urgence, à ses petits gestes toujours répétés. Pas question de souffler, de s’arrêter, sinon elle se sent tomber dans un gouffre sans fond. Sa survie dépend du fragile système qu’elle a mis en place.
Un patron lui apprend les rudiments d’un métier, elle écoute, avide, pressée de bien faire, respecte cet homme qui semble s’intéresser à elle. Et lorsqu’il la licencie, c’est pour des raisons économiques, pas pour la qualité de son travail. Car elle est consciencieuse, Rosetta. Alors, elle ne comprend pas et, aveuglée par la douleur d’être une nouvelle fois exclue, elle fait tout pour retrouver sa place. Elle use de la violence, dénonce Riquet, son seul "ami". Il n’y a plus de place pour l’amour, les copains, ou même un simple échange.
Son dénuement matériel l’a plongée depuis longtemps dans un désarroi spirituel et moral dont elle n’a même plus conscience, trop accaparée par son obsession, par sa paranoïa. Elle épie, elle soupçonne. Et quand Riquet, qu’elle a rencontré au hasard d’un travail, veut l’aider, elle ne comprend pas. La sollicitude qu’elle a envers sa mère, saoule du matin au soir, n’est plus de l’ordre de l’affectif mais de l’ordre d’un simple devoir primaire, presqu’animal. Alors, la réelle attirance qu’éprouve Riquet pour elle reste terra incognita.
Mais sa terrible trahison contient aussi un fragile espoir : le sentiment confus d’une culpabilité que Riquet, révolté, lui impose. Avec sa mobylette pétaradante, il la traque, la hante, la harcèle et finalement la garde en vie. Rosetta, endurcie, butée, tendue, va enfin s’ouvrir à l’autre pour ne pas sombrer définitivement. Elle se retourne vers Riquet qui l’aide à se relever, le visage baigné de larmes. Elle pleure, submergée par l’émotion, ultime réaction de son instinct de survie.
Émilie Dequenne, vraie, sans fard, mise à nu, mérite amplement son Prix d’interprétation. Un film terrible, jamais manichéen ni démonstratif sur le mépris du droit le plus élémentaire de nos sociétés obsédées par le profit, celui du travail. Pas de démonstration ni de leçon de morale, un constat brut que nos hommes politiques devraient se repasser sans cesse avant d’entonner le credo de la mondialisation... car il faudrait qu’ils le sachent : le travail est devenu un objet rare, c’est scandaleux, et ils en sont responsables.
Gérard Camy
Jeune Cinéma n°257, septembre 1999
* Cf aussi "Rosetta II", Jeune Cinéma n°258, novembre 1999.
* Cf. aussi "Entretien avec les frères Dardenne", Jeune Cinéma n°258, novembre 1999.
Rosetta. Réal, sc : Jean-Pierre & Luc Dardenne ; ph : Alain Marcoen ; mont : Marie-Hélène Dozo ; mu : Jean-Pierre Coco ; déc : Igor Gabriel ; cost : Monic Parelle. Int : Émilie Dequenne, Fabrizio Rongione, Anne Yernaux, Olivier Gourmet, Frédéric Bodson, Florian Delain (Belgique-France, 1999, 91 mn).