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Rosetta (1999) II
de Jean-Pierre & Luc Dardenne
publié le lundi 17 mars 2025

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°258, novembre 1999

Sélection officielle En compétition au Festival de Cannes 1999.
Palme d’or

Sortie le mercredi 29 septembre 1999


 


Rosetta est donc un phénomène, tant par son succès public (plusieurs centaines de milliers de spectateurs en France) que par le concert critique quasiment sans note discordante qui l’a accueilli. L’étude la plus intéressante du film concernerait sans doute sa réception et l’analyse de ce qu’une telle unanimité - bonne et mauvaise conscience mêlées - recouvre. Joli sujet de maîtrise à lancer lorsque les trompettes se seront tues et la clameur retombée. En attendant, on est bien content pour les frères Dardenne, dont le travail effectué depuis vingt ans - et que vient rappeler judicieusement la brochure signée par Louis Héliot, bon ange du Centre Wallonie-Bruxelles, et publiée par les éditions Scope - est enfin reconnu. Même si on eût préféré que cela se produisît plus tôt, après La Promesse (1996) par exemple, et pour des raisons pour nous plus convaincantes. Car, comme nous l’avions laissé entendre dans le dernier numéro (1), Rosetta nous a trouvé beaucoup moins réceptif à ses tribulations que nous l’espérions.


 

Ce qui nous a permis de ne pas nous sentir concerné par la vaguement obscène récupération publicitaire qui proclamait, à grands placards pleine page dans les gazettes, "Nous sommes tous des Rosetta", affirmation suivie du nom de tous ses zélateurs. Non, nous ne sommes pas des Rosetta, ni des Jeanne d’Arc, ni même des Alvin Straight (2) - pourtant le plus magnifique personnage de l’année. Nous sommes simplement des spectateurs réticents devant un spectacle qu’on tâche de nous faire prendre pour de la vraie vie (et prière de ne voir là nul clin d’œil vers Guy Debord). Ce n’est pas parce que les frères Dardenne filment Émilie Dequenne comme le caméraman de France 2 filmait la course de Jacques Chirac à travers Paris un soir d’élection, comme s’il s’agissait d’un temps réel restitué brut de décoffrage, qu’elle échappe à l’illusion de la représentation. Elle aura beau courir sans cesse, de nulle part vers ailleurs, et retour, accompagnée de notre regard tressautant, soulever moultes fois le même coin de grillage avant d’enfiler les mêmes paires de bottes, telle une "Jeanne Dielmann speedée", nous persisterons à ne pas croire une seconde que nous sommes derrière une authentique représentante du lumpen - pas plus que nous ne croirons à la réalité pondérale de la bouteille de gaz portée à bout de bras tout au long de son chemin de croix rédempteur.


 

Nous pouvons parfois croire à la vérité d’un personnage, nous ne pouvons une seconde nous y identifier - et c’est pourtant bien ce vers quoi la caméra nous entraîne pendant 89 minutes, en tentant de nous faire vivre la chose comme si nous y étions. Entendons-nous : on ne se trouve pas là devant une malhonnêteté du genre de celle à l’œuvre dans cet ennuyeux tripatouillage à la caméra branlottante qu’est The Blair Witch Project (3). Simplement d’une erreur initiale de perspective, celle du"make believe" : vouloir accentuer l’impact d’une situation réelle dramatique, en lui donnant toutes les conditions du réel - l’odeur, la couleur, le bruit, le tremblé du réel - sans se douter que, comme dans le Canada Dry, ce ne sera jamais qu’une apparence. Nul besoin d’aller réveiller le fantôme de l’oncle Bertolt pour se souvenir que la vérité de la représentation est ailleurs, et qu’un minimum de distance n’aurait pas amoindri notre émotion envers la solitude de cette coureuse de vitesse.


 

On aura compris que notre critique ne tient pas au fond, louable éminemment (allons, notre cœur n’est pas si sec), qu’à cet effet stylistique pervers qui nous éloigne à force de trop vouloir nous rapprocher. Rosetta a cassé la baraque ? Tant pis pour nous et tant mieux pour ceux qui y ont trouvé leur compte. Le cinéma est avant tout affaire de plaisir, et il importe de dire lorsque celui-ci est absent.
Et tant mieux, répétons-le, pour les frères Dardenne. Notre estime leur demeure entière, et nos pages ouvertes (4).

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°258, novembre 1999

1. "Rosetta I", Jeune Cinéma n°257, septembre 1999.

2. Alvin Straight et le héros du film de David Lynch, Une histoire vraie (1999), d’après justement une histoire vraie : Alvin Boone Straight (1920-1996) qui a parcouru 240 milles (390 km) sur une tondeuse autoportée depuis Laurens (Iowa) à Blue River, (Wisconsin) pour rendre visite à son frère malade en 1994.

3. The Blair Witch Project de Daniel Myrick & Eduardo Sánchez (1999).

4. "Entretien avec les frères Dardenne", à propos de Rosetta, Jeune Cinéma n°258, novembre 1999.


Rosetta. Réal, sc : Jean-Pierre & Luc Dardenne ; ph : Alain Marcoen ; mont : Marie-Hélène Dozo ; mu : Jean-Pierre Coco ; déc : Igor Gabriel ; cost : Monic Parelle. Int : Émilie Dequenne, Fabrizio Rongione, Anne Yernaux, Olivier Gourmet, Frédéric Bodson, Florian Delain (Belgique-France, 1999, 91 mn).



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