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Dardenne, Jean-Pierre & Luc (e)
Entretien avec Nadine Guérin (1999)
publié le lundi 17 mars 2025

Rencontre avec Jean-Pierre & Luc Dardenne
À propos de Rosetta
Jeune Cinéma n°258, novembre 1999


 


Jeune Cinéma : À quel moment Rosetta vous est-elle apparue comme une guerrière, une survivante avec ses propres armes, qui part en guerre pour du travail ?

Jean-Pierre Dardenne : À l’origine, nous avions le désir de faire le film avec une jeune femme qui serait le personnage principal. Assez vite, on l’a mis en situation : le personnage allait être en dehors de la société et voulait à tout prix y entrer. Ces deux idées ont nourri l’histoire. Nous avions aussi l’intuition que Rosetta devait être le moteur du film : c’est elle qui allait le faire avancer. Il n’était pas question qu’elle arrive dans des intrigues qui lui préexistaient ni qu’on aille à sa rencontre avec d’autres personnages.

Luc Dardenne : Sachant qu’on allait travailler avec une jeune femme, on voulait que Rosetta puisse être une portrait possible d’une jeune femme d’aujourd’hui.


 

J.C. : La scène où Rosetta avoue à Riquet qu’elle ne voulait pas qu’il sorte de l’eau sain et sauf peut laisser supposer qu’elle souhaitait, dès le départ, sa disparition. La croyez-vous capable de préméditation ?

J.P.D. : On sait très bien que le spectateur est libre d’interpréter. Mais on ne se pose pas ce genre de question. On ne veut pas expliquer. On préfère s’attacher au littéral. C’est simplement quelque chose qui arrive. Alors peut-être qu’inconsciemment, elle observe déjà Riquet dès la première rencontre. Mais il n’y a rien dans le film qui le confirme. On aime bien laisser cette part d’obscurité. En tant que réalisateurs, on cherche à conserver au personnage ce noyau dur contre lequel on bute. C’est comme dans un roman : l’intérêt est d’autant plus fort qu’on ne réussit pas à percer ce noyau dur.

L.D. : Ce n’est pas une préméditation. Quand elle le dit, on fait confiance à Rosetta. On la croit. C’est un peu comme un destin tragique qui se déroule à son insu, un destin qui a la forme de la société. C’est cette société qui lui dit : "Ton destin, c’est de chercher du travail". Elle y croit dur comme fer. On ne pense jamais le personnage de manière psychologique, en le construisant d’après ses intentions mais plutôt d’après sa situation. C’est la société qui fait d’elle une survivante, une fille obsédée au point d’être réduite à un état de besoins : manger, boire, dormir. Une sortie possible, c’est de supprimer Riquet mais s’il n’était pas venu l’attendre, elle n’aurait peut-être jamais eu cette idée.


 


 

J.C. : Émilie Duquenne vous a fait des propositions à propos de ces situations ?

J.P.D. : Non. Ce qu’elle a fait, c’est de nous faire croire en Rosetta, plus que nous n’y croyions le premier jour du tournage. Elle a focalisé notre attention, notre tension. C’est pourquoi, l’écart entre le scénario et le film est plus grand que dans La Promesse.

J.C. : Qu’est-ce qui vous importait le plus dans la scène finale ?

L.D. : Que Rosetta accepte d’être relevée par Riquet et vue en train de pleurer pour la première fois. Elle lâche les eaux, comme on dit...

J.C. : Vous dirigez à nouveau Olivier Gourmet. Dans La Promesse, il était Roger, une incarnation du Mal à travers la figure du père. Ici, le patron est un peu le substitut du père...

J.P.D. : C’est vous qui le dites... Moi, je ne sais pas. Notre challenge était de retravailler ensemble autour d’un personnage très différent de Roger. Là, il propose un travail à Rosetta, lui en apprend les gestes et elle l’écoute avec attention.

L.D. : Cela dit, l’idée de transmission est présente avec lui. Par ailleurs, au travail, il lui donne la place de son fils. Il y a peut-être quelque chose...


 


 

J.C. : On peut rapprocher La Promesse et Rosetta. Ce sont deux films en prise directe avec la réalité, centrés sur deux jeunes personnages, obligés de se comporter en adultes, peu bavards, butés, résistants, qui mènent leur vie comme un combat. Igor finit par trouver une conscience morale. Comment situez-vous Rosetta par rapport à lui ?

L.D. : C’est un peu comme dans un conte où l’enfant doit affronter des épreuves pour devenir adulte. Tous deux sont enfermés : Igor avec son père, Rosetta dans son obsession. Elle doit faire un passage. Sa jeunesse va lui permettre de se libérer.

J.C. : La mise en scène de vos films garde la trace de votre travail de documentaristes. On peur parler de témoignages ?

L.D. : Oui, le témoignage d’une époque. Mais dans nos documentaires, nous travaillions différemment, avec la parole et des plans plus fixes. Nos documentaires nous ont permis de rencontrer beaucoup de gens, de tout âge, à Seraing et dans les environs. C’est ce qui nourrit les personnages qu’on invente dans nos films. Dans le documentaire, il y a aussi quelque chose qui résiste, on ne peut pas obliger les gens à parler contre leur gré. On essaie dans la fiction, par des artifices, de retrouver cette résistance de la réalité. On ne fait pas ce qu’on veut avec une caméra. C’est comme si on attendait que le personnage vous permette de voir son visage.

J.C. : L’économie de moyens avec laquelle vous avez réalisé vos deux films est-elle le fruit d’une contrainte ou un choix personnel ?

J.P.D. : Cette économie de moyens, on l’a cherchée car on en a besoin. On s’appuie sur elle. On n’a pas de découpage précis au moment du tournage, mais on se donne à l’avance beaucoup de contraintes. C’est même l’essentiel de notre méthode de travail. Un exemple, c’est le tournage dans la caravane très exiguë, avec ses quatre murs inamovibles et son éclairage qui ne devait pas déterminer la mise en scène. La contrainte a transformé l’équipe en ballet... Filmer dans des lieux bruyants est une autre contrainte, car on cherche à rajouter le moins possible de sons au mixage. Tout cela oblige à une concentration extrême.


 

J.C. : Comment vous répartissez-vous les rôles entre vous deux ?

L.D. : On parle beaucoup, on s’envoie des versions du scénario qu’on discute, critique... Une dizaine environ. Puis on retient une version pour son développement et son rythme. Ensuite, on fait le casting. Pour Rosetta, le choix de Émilie Dequenne, c’était déjà 50% du travail fait... Ensuite, on part dans les décors réels, avec le scénario. On s’y promène plusieurs semaines en jouant les scènes nous-mêmes. On cherche, on se rassure aussi... Puis, c’est le tour des costumes avec la costumière. On retourne sur les lieux avec le caméraman, le directeur de la photo. Au moment du tournage, on répète tous les deux avec les acteurs. L’un de nous se retire ensuite pour voir la répétition sur le moniteur vidéo et cela à tour de rôle. Le montage et le mixage se font à trois avec la chef monteuse et le mixeur.

J.C. : Vous n’expliquez pas plus leur personnage aux acteurs. Vous répétez beaucoup avec eux ?

L.D. : Ils ont lu le scénario. Mais tout dépend de ce qu’on entend par "répéter". On ne répète que des places et des gestes physiques, jamais une interprétation, une intention. Ce qu’on dit souvent, c’est : "trop" ou "moins"...

J.C. : Les sons sont omniprésents mais la musique est absente. Pourquoi ?

L.D. : Il n’y avait déjà pas de musique dans le scénario. On n’en ressent pas la nécessité. On a peut-être aussi un a priori négatif, craignant qu’elle ne vienne trop appuyer ou trop enrober. On ne veut pas que la musique conduise le spectateur vers des émotions pas plus qu’elle ne nuise au sentiment de réalité.

J.P.D. : Certains sons ont été amplifiés. Le film entier a été tourné en lieux réels. Il y a dans la ville un magma sonore constant dans lequel l’ingénieur du son devait pointer des sons précis. On essaie toujours d’éviter de refaire des sons au mixage parce que l’émotion n’est jamais aussi forte que la première fois.

J.C. : Diriez-vous de votre film qu’il est populaire ?

L.D. : C’est prétentieux mais on le dit. C’est une histoire simple sur une fille ordinaire et qui peut être vue par tout le monde. La simplicité est une dimension du cinéma populaire.

Propos recueillis par Nadine Guérin
En septembre 1999
Jeune Cinéma n°258, novembre 1999

* Cf. aussi "Rosetta I", Jeune Cinéma n°257, septembre 1999.

* Cf. aussi "Rosetta II", Jeune Cinéma n°258, novembre 1999.


Rosetta. Réal, sc : Jean-Pierre & Luc Dardenne ; ph : Alain Marcoen ; mont : Marie-Hélène Dozo ; mu : Jean-Pierre Coco ; déc : Igor Gabriel ; cost : Monic Parelle. Int : Émilie Dequenne, Fabrizio Rongione, Anne Yernaux, Olivier Gourmet, Frédéric Bodson, Florian Delain (Belgique-France, 1999, 91 mn).



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