Qu’est-il arrivé à Bo Widerberg ?
par Gérard Camy
Jeune Cinéma n°158, avril 1984
1964 : Le Quartier du corbeau, remarqué à Cannes ; 1967 : Elvira Madigan (prix d’interprétation féminine pour Pia Degremark à Cannes ; 1969 : Adalen 31, Grand Prix spécial du jury à Cannes ; 1971 : Joe Hill, Grand Prix spécial du jury à Cannes. (1)
Et puis… plus rien ou presque depuis 12 ans, si ce n’est :
* Tom Foot ((Fimpen, 1974), fable ironique et sans prétention qui dénonce la société des adultes et les mœurs des milieux sportifs.
* Un flic sur le toit ((Mannen på taket, 1976), film policier très violent qui souligne avec véhémence les tares de la police et prône la nécessité d’une justice véritablement indépendante.
S’ils ne sont pas négligeables, ces deux films n’ont pas les qualités, l’ampleur des quatre films qui le firent connaître et apprécier comme un des rénovateurs du cinéma suédois et comme le chef de file d’une nouvelle vague de cinéastes.
Qu’est-il arrivé à ce metteur en scène tendre et sincère, plein d’humour et de talent, dont les films laissaient éclater un ton personnel indéniable ? Peut-être est-il retourné à ses premières amours, l’écriture. Peut-être travaille-t-il pour la télévision. Aucune information ne laisse espérer une réalisation prochaine. (2) Et pourtant il avait acquis une place privilégiée dans ces années 60 où déferlait un grand nombre de jeunes metteurs en scène de talent qui allaient briller par une abondance, une fécondité, une liberté d’expression tout à fait nouvelles.
Bo Widerberg aborde le cinéma sous le signe de la contestation.
Tout imprégné des théories de la Nouvelle Vague française et du Free Cinema anglais, influencé aussi par le néo-réalisme italien, il rédige un petit ouvrage polémique (3) dirigé principalement contre Ingmar Bergman qu’il accuse d’enfermer le cinéma suédois dans un carcan métaphysique loin des réalités sociales comme, à une autre époque, Dovjenko fustigeait l’abstraction de Eisenstein.
Avec Le Péché suédois (Barnvagnen, 1963), son premier film, il tente de mettre en pratique ses théories cinématographiques à travers l’itinéraire d’une jeune Suédoise de condition moyenne, aliénée par son milieu familial et son environnement social, brossant toute une galerie de personnages quotidiens, réalistes, émouvants.
Témoignage sociologique intéressant d’une certaine réalité suédoise des années 60, ce film imparfait n’en est pas moins teinté d’une poésie, d’un humour, d’une volonté de dénoncer l’hypocrisie et les tabous d’une morale qui fausse les rapports humains. Il est très caractéristique d’un état d’esprit qui ne cessera d’éclater au fil des futures réalisations de Bo Widerberg.
Dans Amour 65 (Kärlek 65, 1965), il fait, d’une certaine manière, le point sur ses conceptions cinématographiques. Une trame romanesque assez lâche (un réalisateur en panne d’inspiration, joué par Keve Hjelm), des séquences improvisées, n’empêchant pas une grande maîtrise dans la mise en scène et la direction d’acteurs inscrivent Amour 65 dans le courant du jeune cinéma des années 60, qui aime s’interroger sur lui-même.
Widerberg profite de ce film pour rappeler ses propres idées sur le cinéma et sur le travail de l’acteur. C’est ainsi que l’acteur Ben Carruthers y joue son propre rôle. Ou qu’il fait dire au héros Keve : "Je voudrais réaliser un film qui soit aussi vrai et aussi concret que les paroles qu’on échange d’un côté à l’autre de la table du petit déjeuner".
Il en profite aussi pour s’exprimer sur la condition féminine avec un dialogue exemplaire entre Inge Tauber et Ann-Marie Gillenspetz.
Et puis vient la trilogie Elvira Madigan (1967), Adalen 31 (1969) et Joe Hill (1971), à laquelle on peut associer Le Quartier du corbeau (Kvarteret Korpen, 1963).
Ces quatre films, où Widerberg choisit de peindre la beauté de la vie, la grandeur des luttes pour modifier une vie médiocre, l’absurdité de l’injustice sociale, ont, comme trait d’union entre eux, la présence de Thommy Berggren, acteur favori du metteur en scène, complice permanent de ses états d’âme.
En procédant à un léger recul historique, il n’en décrit pas moins une réalité très contemporaine. Par petite touches, avec un sens aigu de l’observation, il impose une description minutieuse, recrée l’ambiance d’une vie quotidienne, intimiste et chaleureuse, et aborde pêle-mêle la condition ouvrière, la violence, l’opposition bourgeoisie-prolétariat, la prise de conscience des travailleurs, la responsabilité du patronat capitaliste dans les conflits sociaux.
Toutefois son approche reste toujours à la fois naturaliste et poétique, humoristique. Il met en scène une multitude de "fragments de réalités" qu’il juxtapose pour composer une "réalité d’ordre général" et établit ainsi un rapport privilégié entre l’anecdote et sa signification symbolique. Non seulement, il y est tout aussi attentif aux problèmes de l’individu, qu’à ceux du groupe social. Mais, loin de toute caricature et de tout dogmatisme, il lie intimement l’activité sociale des individus et leurs exigences psychologiques, affectives, sentimentales.
Et il exprime toujours cet état de fait en termes de rupture. Thommy Berggren décide de tout quitter pour partir à Stockholm à la fin du Quartier du corbeau, ou pour s’enfuir avec sa maîtresse dans Elvira Madigan, ou pour rejoindre la lutte politique dans Adalen 31 et dans Joe Hill. L’aventure individuelle est inséparable du destin collectif et la lutte de classes n’existe, pour lui, qu’à travers une série de contradictions engendrées par ce va-et-vient permanent qu’elle transcende et transforme en forces vitales et créatrices. "Tous mes films sont apolitiques, je ne m’intéresse qu’aux êtres humains", dit-il.
Oscillant harmonieusement entre un didactisme intelligent et un lyrisme majestueux, ces quatre films sont de véritables chroniques qui restituent avec bonheur des événements dramatiques et significatifs.
Ainsi Le Quartier du corbeau évoque-t-il les rapports entre un adolescent et ses parents dans un quartier prolétaire et les conséquences de la réalité politique et sociale d’une époque précise sur ce milieu familial.
Elvira Madigan conte la tragique destinée d’un lieutenant de l’armée suédoise, qui abandonnant femme et enfants, déserte et s’enfuit avec Elvira, funambule renommée.
Adalen 31 nous fait pénétrer dans l’intimité d’une famille de grévistes lors d’une grève qui, en 1931, dans le Nord de la Suède s’acheva par la mort de cinq travailleurs.
Joe Hill enfin, emprunte à la ballade sa naïveté et sa chaleur pour décrire les dernières années de Joe Hill, poète révolutionnaire, chantre d’une contestation populaire, fusillé par la société capitaliste et utilisé par ses amis, jusque dans la mort, comme flambeau de leur action politique.
Par les sujets abordés, par la présence de Thommy Berggren et par le traitement cinématographique choisi, ces films sont parfaitement complémentaires. (4)
La démarche suivie par Widerberg est d’une grande cohérence.
Le héros du Quartier du corbeau est partagé entre fidélité à sa classe (le prolétariat suédois aux environs de 1936, alors que les Nazis se déchaînent et que le chômage s’accroît) et la tentation de l’évasion à laquelle il cède finalement.
Mais si, en quittant un milieu où ses ambitions d’écrivain ne peuvent s’épanouir, il se situe à mi-chemin de la révolte adolescente et d’une conscience de classe adulte, la dernière image est ambiguë. Sa dernière vision est une petite fille en train de jouer avec une ombrelle dans un terrain vague : Remords ou espérance ?
Les personnages de Elvira Madigan, eux, choisissent délibérément l’impasse d’une rupture totale avec la société. Leur bonheur est alors voué à l’asphyxie d’un isolement intenable, et il s’effrite peu à peu. Les paliers de la déchéance décrivent avec lucidité la perte de substance de l’individu lorsqu’il n’est plus solidaire de la collectivité. À cent lieux d’un romantisme mièvre, le film n’évoque plus qu’un amour sans assises sociales solides qui, à la fois, s’anéantit et s’affirme avec le coup de revolver final qui immobilise, en un douloureux arrêt sur image, Elvira, dont les mains tendues sont à peine refermées sur un papillon blanc.
Avec Adalen 31, Widerberg élabore une synthèse entre le réalisme poétique du Quartier du corbeau et le lyrisme échevelé de Elvira.
Il ne prétend pas faire l’analyse politique d’une grève. Il se veut peintre d’une tragédie humaine dont la grève est l’origine et le cadre. Il choisit non seulement de montrer des usines fermées, la détresse des hommes et des femmes sans travail, les tentatives des patrons pour briser la résistance ouvrière, mais il saisit aussi la vie des familles et restitue ainsi une densité humaine à ses personnages qui deviennent bien plus que des symboles politiques. En nous faisant faire la connaissance, dans un premier temps, des victimes de la manifestation, il nous montre ensuite des meurtres qui ne sont plus anonymes, mais qui pèsent le poids de tous les bonheurs entrevus et interrompus.
C’est enfin dans Joe Hill que Widerberg répond à l’interrogation finale de Adalen 31. La femme de Harald Anderson, un ouvrier assassiné, hésite à reprendre son activité quotidienne : "Il ne faut pas se lamenter et baisser les bras, mais au contraire s’organiser et lutter". Ici, encore, il ne s’agit pas d’une analyse sur la naissance du syndicalisme, mais plutôt de l’évolution d’un regard. Pour cela ; il nous présente une grande diversité de situations (aspects sentimentaux, problèmes syndicaux, répression, procès) et joue sur leur complémentarité pour mobiliser totalement notre indignation. L’homme, l’histoire, la légende se mélangent, se superposent et rendent encore plus significative la démarche politique du réalisateur, tout comme le fait de nous décrire seulement la période américaine de Joe Hill.
Dans Elvira, déjà, il mettait en scène uniquement le temps que les deux amants passaient ensemble après leur fuite au Danemark, pour accentuer la force libertaire de cette aventure condamnée d’avance et sa résonnance anti-sociale. La jonction difficile entre l’instinct de l’épanouissement individuel et la pesée exigeante de la communauté est vraiment le thème privilégié - obsessionnel - de Widerberg.
À cet égard, l’itinéraire de Joe Hill est exemplaire. Après les premières impressions (derrière une grille sur un bateau qui tangue, il essaie d’apercevoir la statue de la Liberté), après New York et les premières découvertes du "paradis américain", il entreprend, de train en train, de villes en villages, un immense pèlerinage qui, de prise de conscience en analyse (de la révolte individuelle sur le chantier de chemin de fer à l’engagement collectif lors de l’accident mortel de la mine), l’amènera à entrer définitivement dans une phase politique active des Industrial Workers of the World (IWW).
Les films de Widerberg, malgré les sujets graves qu’ils évoquent se terminent souvent sur une note d’espoir qui vient réchauffer les cœurs après le drame.
Déjà sensible, par exemple, dans Amour 65 (les cerfs-volants tournoyant dans le ciel permettent de croire en un autre avenir), cette impression prend toute sa force avec Adalen 31 : la chemise tachée de sang de Harald va servir à sa femme pour faire le ménage. La vie continue. C’est ce que semblent dire aussi les amis de Joe Hill qui envoient ses cendres aux quatre coins du monde, et entendant la musique d’un bal proche proposent : "Si on allait danser ?".
Et puis, il se dégage de ces films une cohérence profonde entre le propos tenu et la forme choisie pour l’exprimer. Widerberg impose une variété de styles au sein d’un même film qui ne gène en rien l’unité de ton, mais débouche plutôt sur un mariage réussi entre l’épopée et l’intimisme.
Avec un sens très fort de la mise en scène, de l’espace, il procède par larges ellipses et par des ruptures constantes dans la progression dramatique qui rendent active notre participation. Il sait allier le calme de séquences généralement en harmonie avec de larges paysages (juxtaposition de plans d’ensemble et de plans rapprochés assez longs) et la violence d’autres séquences qui cherchent à saisir intensément une événement tragique (plans-séquences très mobiles entrecoupés de gros plans très courts).
Si le Quartier du corbeau laisse transparaître un naturalisme, un vérisme très sombre, accentué par la photo volontairement terne de Jan Lindestrom, Elvira et, à un degré moindre, Adalen 31 et Joe Hill, sont de magnifiques tableaux chatoyants et lumineux en totale adéquation avec les idées exprimées qui font de Widerberg un véritable impressionniste.
Elvira, c’est la symphonie des clairs-obscurs dans les sous-bois, des couleurs et des lumières qui inondent les prés et les cours d’eau. Jorgen Perrsonn, le directeur de la photographie entoure le film d’une sensualité délicate (renforcée par les ralentis et les surexpositions), d’une poésie contemplative qui traduit la vie et la joie, les tourments et la mort en accord parfait avec la musique (concerto n°21 en Ut majeur de Mozart). Sons, couleurs, formes et mouvements se répondent dans un merveilleux ensemble pour conter cet hymne fervent à l’amour fou.
Adalen 31, avec ses couleurs pastels, ses flous artistiques, ses profondeurs de champ limitées, son soleil resplendissant, ses eaux éclatantes, est aussi un éloge de la nature qui rendra plus atroce encore la fusillade contre les manifestants. Widerberg y joue d’ailleurs de manière subtile avec le soleil. Dans un premier temps sa présence accentue l’aspect innocent et calme de l’endroit avant le drame. Puis les enfants tournent autour des policiers à cheval, les éblouissant avec des miroirs qui réfractent les rayons du soleil. La tragédie imminente est tout entière ressentie dans cette séquence.
Joe Hill est sans aucun doute le film le plus abouti de Widerberg. (5)
À la construction morcelée et elliptique (le scénario est coupé comme les couplets d’une chanson) de la première partie du film s’oppose la grande rigueur des dernières séquences (accusation, procès, mort). Ici aussi, il utilise un style reportage (déjà pour les scènes de violence dans Adalen 31) à des fins bien précises. Ainsi la poursuite dans le Bronx, filmée caméra sur l’épaule, sert de prétexte à la découverte de ce quartier misérable.
Le cinéma de Widerberg est exemplaire dans sa manière d’intégrer différents éléments cinématographiques dans un ensemble, au sein duquel, la forme engageant le fond et le fond déterminant la forme, ils s’épaulent mutuellement, s’interpénètrent pour aboutir à une osmose réussie. Elvira, Adalen, et Joe, forment une trilogie admirable dans une œuvre qui éclate d’intelligence, d’humanisme, de cohérence.
Le vide de ces derniers temps n’en est que plus triste et insupportable.
Si au moins l’occasion nous était donnée de revoir l’un d’entre eux… Malheureusement, ils ne font pas partie des surprises privilégiées.
Gérard Camy
Jeune Cinéma n°158, avril 1984
1. Malavida a édité les DVD simples de Adalen 31, Elvira Madigan et Joe Hill. Et un coffret contenant Le Péché suédois (1963), Elvira Madigan (1967), Adalen 31 (1969) et Un flic sur le toit (1976).
2. Gérard Camy pose la question en 1984, et cite comme dernier film vu en France Un flic sur le toit ((Mannen på taket de 1976.
Bo Widerberg (1930-1997) a effectivement travaillé pour la télé et réalisé des films qui n’étaient pas distribués en France, à part Le Chemin du serpent (Ormens väg på hälleberget) (1986), sortie en France le 9 novembre 1988).
On peut citer : Victoria (1979), En Handelsresandes död (1979), Rött och svart (1980), Linje lusta (1981), Mannen från Mallorca (1984), En Far (1988), Vildanden (1989), Hebriana (1990), Efter föreställningen (1992), Lust och fägring stor (1995).
En 1996, Widerberg a créé le Lilla filmfestivalen à Båstad.
3. Bo Widerberg, Visionen i svensk film (A Vision of Swedish Cinema), Book, 1962.
4. Thommy Berggren est né à Mölndal (province de Västergötland, Suède) le 12 août 1937.
5. Cf. Joe Hill vu par Jean Delmas en 1971 et Joe Hill vu par Théo Kayan en 2015