par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°57, spécial Cinéastes suédois, septembre-octobre 1971
et
par Gérard Camy
Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014
Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1971. Prix spécial du Jury
Sorties les mercredis 8 décembre 1971 et 18 novembre 2015
Pour saluer son cinquantenaire, Jeune Cinéma a posé une question à ses collaborateurs : Quel film des cent dernières années aimeriez-vous sortir de l’ombre ?
Ce film fait partie des hidden gem que Jeune Cinéma avait déjà sélectionnés à leur sortie.
"Du pain et des roses…", ces premiers mots qui s’inscrivent sur l’écran, ces derniers mots que prononce Joe Hill avant son exécution sont, authentiquement, historiquement, les mots par lesquels les ouvrières du textile en grève exprimaient l’espérance ouvrière.
"Du pain et des roses…". C’est aussi (même si la formule a fait déjà une réapparition épisodique en 1936) une inscription qu’on imaginerait bien sur les murs de Mai 1968 : dans l’expression, l’imagination au pouvoir ; dans le contenu, un influx révolutionnaire qui se libère de la vieille gangue dogmatique, moraliste, qui se libère de l’ennui. (1)
Ainsi la vague qui le porte avec ceux de son âge, conduit, comme en son ressac, Bo Widerberg vers un autre âge, fraternel malgré trois quarts de siècle d’écart - pour lui et pour nous. Ce n’est pas une coïncidence. Il y a chez lui, une patience à laisser venir à lui le sujet qui sera sien ("voyager, étudier, vivre") aussi grande que sa patience, ensuite, à suivre minutieusement son film jusqu’au dernier mètre du montage. Deux patiences, apparemment contradictoires, qui aboutissent à nous faire ressentir l’œuvre élaborée comme une œuvre jaillie, parce que que l’élaboration rétablit, pour nous, ce qui a été, pour lui, le premier jaillissement.
Pour parler un langage de vigneron (ce qui, d’après ses propos de Cannes, lui plairait sans doute), (2) si, devant son film, nous pensons à Mai 1968, c’est qu’il a su trouver, dans leur meilleur terroir, les fruits d’autres années également "goûteuses", saisir son sujet, s’identifier à ses personnages et, tant pis pour la "distanciation", nous identifier à eux.
Certes, tout permet d’être convaincu que le film raconte, avec le plus grand respect de la vérité historique, la vie de ce Joel Emmanuel Hägglund, dit Joseph Hillström (1879-1915), pauvre immigré suédois aux États-Unis, devenu un grand chanteur, populaire et militant, finalement condamné à mort dans un procès criminel demeuré obscur.
Mais en même temps, tout nous ramène vers le présent. L’auteur ne nous le refuse pas puisqu’il dit : "C’est un plaisir particulier de donner une approche moderne à un thème ancien, un plaisir d’éclairer ce thème d’une lumière contemporaine, de faire ces allusions".
Sûrement Joel Hillström, débarquant à New York en 1902, a connu les taudis de l’East Side, les expédients au jour le jour pour le gagne-pain, tel que le film nous le montre.
Il a pu rencontre des gavroches de New York comme le merveilleux petit "Renard".
Il a pu oublier cette vie sordide dans la fascination de l’opéra, écouté et vu (puisqu’il n’a pas d’argent) d’une échelle de fer à l’extérieur de l’édifice, telle que Bo Widerberg l’imagine dans une scène également merveilleuse.
Mais en même temps, rien ne peut nous empêcher de penser à ces autres "enfants de la rue" que sont aujourd’hui les Noirs américains, dont la prise de conscience se fait aussi hors des syndicats et des doctrines - et Bo Widerberg aime parler de Bobby Seale (3) -, ou même, chez nous, à ces immigrés qui apportent une sève tellement salutaire à notre vieux monde desséché dans son confort.
Logiquement, Joe a pu quitter cette vie en prenant (en marche et en fraude) un train de marchandises, à la suite d’un vieux vagabond. Les "Industrial Workers of the World" (IWW) qu’il allait rencontrer sur son chemin puis rejoindre dans leur action, ouvriers non-qualifiés abandonnés à leur sort par les syndicats, étaient, par la force des choses d’abord - et plus tard peut-être par la force de l’habitude et par goût - des travailleurs itinérants. À tel point que le sigle IWW fut vite remplacé, pour les désigner, par le mot "Wooblies" - quelque chose comme "Roule-ta-bosse". Pourtant, cela aussi nous fait penser à ces nouveaux vagabonds que sont les jeunes Américains d’aujourd’hui.
Joe Hill et ses camarades ont bien pu, un jour, face à la police, monter sur une chaise, l’un après l’autre, pour parler aux passants - et simplement pour affirmer le droit qu’ils avaient, comme citoyens, de le faire. Mais impossible de ne pas songer aussi aux jeunes manifestants du Pentagone, et à d’autres ailleurs, pour qui une manifestation n’a de sens que si l’on sait franchir la ligne de l’interdiction.
Et alors, puisqu’on arrêtait ses copains un à un, et que, dans le même temps, la police laissait faire, à côté, les gens de l’Armée du Salut (très joli déjeuner de têtes), Joe a bien pu, en effet saisir au vol la réponse d’un flic - "Ce n’est pas la même chose, eux, qu’ils chantent", - et improviser alors cette brûlante chanson, "Vous mangerez plus tard" (4), que Bo Widerberg présente comme sa première. Il y a en effet un chant de Joe Hill qui reprend parodiquement les rythmes d’un cantique de l’Armée du Salut.
Mais on se demande si, en même temps, il ne s’agit pas, pour le cinéaste, de son film (ou de ses films), son chant de révolte à lui, et de son droit à reprendre les armes de l’ennemi - ce droit qu’aujourd’hui des puristes veulent nier en arguant d’une hypothétique "récupération". Joe Hill n’est pas "récupéré" pourtant, Bo Widerberg non plus. Quant la police (il s’agit ici de la police des patrons en accord avec l’autre) enlève des militants IWW - dont Joe Hill - les emmène dans une forêt pour leur donner "une bonne leçon", la violence de la scène de tabassage, qu’on ressent comme une mêlée confuse où des hommes fiers refusent de se renier, fait contraste avec cette tendresse "widerbergienne" qui rayonne dans tant d’autres scènes du film. Et certes, cela, historiquement, a eu lieu - et bien d’autres fois encore dans l’histoire du syndicalisme américain. Mais pour nous, hommes de 1971, et pas seulement américains, cela irrésistiblement nous fait penser... Oui, à quoi ?
Et quand Joe Hill, sans avoir rien annoncé à ses camarades, après s’être fringué de son mieux (et sans un sou en poche) vient s’installer à la table d’un palace, passe commande sans regarder au prix, puis se lève et va déclencher la grève à travers toute la boîte - car il n’est venu que pour cela - la cascade d’inventions d’un agitateur né et spontané oblige à penser que dans le mouvement ouvrier américain des années 1900 (au moins dans son secteur "gauchiste"), l’imagination au pouvoir, on savait déjà ce que cela voulait dire, qu’on l’a oublié depuis, et que notre époque l’a, au moins un moment, retrouvé.
Cette joie que Joe Hill apporte dans la chanson, dans la politique, c’est la joie de l’amour. Mais l’amour, pour lui, c’est une joie secrète, une discrétion, que Bo Widerberg lui rend dans ses images. Joe est condamné à mort pour ne pas avoir voulu révéler un secret qui atteindrait la femme aimée. Le réalisateur, son frère, élimine cette fois toute image érotique, alors que dans Adalen 31, (5) il y en avait quelques-unes très belles. Si l’érotisme est là pourtant, c’est un érotisme off, qui respecte la volonté de Joe.
C’est que le propos du réalisateur n’est pas le fait divers du procès - la vraie raison du verdict étant évidemment ailleurs. Le système se défend contre ceux qui l’attaquent et il les tue. Le film défend les vivants qu’on tue.
Il est construit sur la contradiction entre ceux qui vivent - et qui, au plein sens du mot, "savent vivre" - et ceux qui tuent. Sans compromis. Sans manichéisme non plus, car il n’est pas question ici du combat de la terre et du ciel, du mal et du bien, des vices et des vertus. Il est question de la vie et de la non-vie, de l’homme et de l’inhumain.
À la fin du film, au moment de l’exécution, Joe Hill, arrachant son bandeau, ne peut voir (et nous avec lui) qu’un mur percé de fentes étroites, un mur sans homme visible, et par lequel il sera tué : un mur. Après son exécution, ses copains interrompent le travail d’expédition des cendres aux différentes sections du mouvement - mettre des cendres sous enveloppe, c’est assez fastidieux et l’image ne cherche pas à le dissimuler - pour passer un moment dans le bal voisin, dont la musique les attire : un bal, la vie qui continue, "Joe aurait aimé ça".
Après cet éblouissement, s’il faut absolument faire métier de critique, fermons les yeux et essayons. Le montage très court en général, accentue par ses différences de rythmes, le contraste exaspéré entre la violence et la tendresse. Thommy Berggren, l’interprète de presque tous les films de Bo Widerberg, acteur au jeu mesuré, trouve dans le chant et l’action politique des moments de passion qui eux aussi, accentuent le contraste.
Le film est conduit avec une maitrise telle qu’à dessein, on peut employer le mot "widerbergien" - une manière de parler qu’on emploie seulement pour les "maîtres", qu’on n’aurait pas risqué même au temps de Adalen 31, et que d’autres emploieront bientôt.
Et puis, tout cela n’a pas beaucoup d’importance : l’important, c’est le pain et les roses.
"Le pain et les roses", la fraternité avec ceux qui les exigent, les roses qu’il leur apporte, c’est tout Bo Widerberg depuis ses premiers films.
Jean Delmas
Jeune Cinéma n°57, spécial Cinéastes suédois, septembre-octobre 1971
1. Les films portant ce titre : Khleb i rozy de Fyodor Filippov (1960) ; Brot und Rosen de Horst E. Brandt & Heinz Thiel (1967) ; Bread & Roses de Gaylene Preston (1994) ; Bread and Roses de Ken Loach (2000) ; Du pain et des roses de Olivier Azam & Daniel Mermet (2015).
Dans le même esprit, on pourrait ajouter Des fraises et du sang (The Strawberry Statement) de Stuart Hagmann (1970).
2. Cf. sa conférence de presse à Cannes 1971.
3. Bobby Seale (né en 1936), militant américain des droits civiques, a fondé le Black Panther Party for Self Defense, en 1966.
4. The Preacher and the Slave (1911) : Les prêtres sortent toutes les nuits - Pour vous dire ce qui est bien et ce qui est mal - Mais quand on leur demande de quoi manger - Ils répondent d’une voix douce - Vous mangerez tout votre soûl - Dans ce pays glorieux, au-delà du ciel - Alors travaillez et priez - Vivez dans le droit chemin - Et vous aurez du gâteau au paradis - Quand vous mourrez. Cf. Divergences en ligne.
5. Adalen 31 de Bo Widerberg (1969).
Le 8 décembre 1971, Joe Hill de Bo Widerberg, prix du jury à Cannes, sort à Paris. Je le découvre le premier jour, reste à la séance suivante, et y entraîne quelques amis le lendemain. Pendant plusieurs années, je n’aurai de cesse de le faire connaître, guettant chaque reprise.
Et puis, très vite, le film disparaît des écrans et reste jusqu’à aujourd’hui absent des rares rétrospectives, introuvable en DVD et oublié de la plupart des cinémathèques. Seule, à ma connaissance, celle de Nice dirigée par Odile Chapel (reconnaissance éternelle) en projeta une copie le 18 février 2005. J’y étais… 34 ans après, le choc de la (re)découverte était toujours aussi fort. Joe Hill reste pour moi un authentique chef-d’œuvre qui éclate d’intelligence, d’humanisme, de cohérence, de lucidité et dégage une immense vitalité militante et dénonciatrice.
Le film emprunte à la ballade sa naïveté et sa chaleur pour décrire les dernières années de Joseph Hillstrom (1879-1915), débarqué aux États-Unis de sa Suède natale en 1902, poète révolutionnaire, chantre d’un populisme contestataire, membre actif du syndicat Industrial Workers of the World, condamné à être fusillé par la société capitaliste et utilisé par ses amis, jusque dans la mort, comme flambeau de leur action politique.
Mais il ne s’agit pas d’une analyse sur la naissance du syndicalisme américain, plutôt de l’évolution d’un regard. Cette démarche rappelle celle de Ken Loach, engagé lui aussi dans la quête d’un avenir meilleur pour des damnés de la terre qui ne veulent plus de cette "pluie de pierres" qui s’abat sur leur vie. "Bread and Roses", les premiers mots qui s’inscrivent sur l’écran dans Joe Hill, (les derniers que le syndicaliste prononcera avant d’être exécuté, Ken Loach les reprendra en 2000 pour son film sur les immigrés mexicains. Joe Hill est bien le grand frère de Maya, la jeune clandestine qui décide de se battre pour, elle aussi, obtenir une minuscule part du rêve américain.
Quarante trois ans après sa sortie, Joe Hill reste invisible. Que faire ? (1)
Gérard Camy
Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014
1. Joe Hill après avoir fait partie de la sélection Cannes Classic du Festival de Cannes en mai 2015, est ressorti sur les écrans le 18 novembre 2015, découvert par les nouvelles générations.
Joe Hill. Réal, sc, mont : Bo Widerberg ; ph : Peter Davidsson & Jörgen Persson ; déc : Ulf Axen ; mu : Stefan Grossmann. Int : Thommy Berggren, Anja Schmidt, Kelvin Malave, Evert Anderson, Cathy Smith, Liska March (Suède-États-Unis, 1970, 110 mn).