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Joe Hill II (1970)
de Bo Widerberg
publié le mardi 17 novembre 2015

par Théo Kayan
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1971
Prix spécial du Jury, Cannes 1971
Sélection officielle Cannes Classics 2015

Sortie les mercredi 8 décembre 1971 et 18 novembre 2015


 


"Un authentique chef d’œuvre qui éclate d’intelligence, d’humanisme, de lucidité et dégage une immense vitalité militante et dénonciatrice […] Joe Hill reste invisible, que faire ?". (1) Le biopic d’un poète syndicaliste militant, prix du Jury à Cannes, resté invisible ?
Intrigant.
À l’occasion du centenaire de la mort de Joe Hill (exécuté le 7 octobre 1915), le distributeur Malavida a eu la bonne idée - et le grand courage (2) - de ressortir Joe Hill. (3) Le film est le regard d’un réalisateur suédois sur un compatriote, immigré en 1902 aux États-Unis. (4)

Dans le dossier de presse, on évacue immédiatement la question politique en revendiquant un film sur l’adolescence. C’est vrai que le mot politique ne fait plus vendre du tout. La vie d’un révolutionnaire, membre dévoué de l’Industrial Workers of the World (IWW), fusillé injustement, élevé au rang de prophète chez les syndicalistes américains… et on nous annonce un film sur l’adolescence ? Bienvenue dans les temps Bolloré pour un film fait sous Nixon.


 


 

C’est beau le grand écran, surtout pour les magnifiques plans larges d’une Amérique rurale et terrienne que nous traversons de New York en direction de l’Utah. Une Amérique rurale du début du vingtième, un héros à la marge resté jeune éternellement, un prix à Cannes, voilà beaucoup de points communs avec un autre film culte américain, sorti huit ans plus tard : Les Moissons du ciel de Terrence Malick (1978).


 


 


 

Bo Widerberg parle de la verticalité chez Ingmar Bergman qui, vers la fin, l’insupportait, une direction de l’homme vers le mystique. Sa sincère recherche, c’est l’horizontalité : de l’homme vers l’homme. Les Moissons du ciel sont l’exacte version verticale de Joe Hill. Terrence Malick s’est certainement appuyé sur la ballade de Bo pour construire son film. Mais celui-ci est plus préoccupé par la lumière de l’aube ou celle du soir, entre chien et loup. Bo Widerberg, lui, est passionné par l’humain. Sa mise en scène est incarnée et ses choix de comédiens, captivants.
Thommy Berggren incarne Joe Hill avec une innocence éclatante et pleine de vie. Le film abonde en petits rôles marquants : un gamin des rues sautillant et sauvage qui embobine avec naturel un clodo initiateur et rigolard qui demeure insaisissable. Ils respirent le vrai, et leurs regards sont percutants.


 


 

Dans son film, Bo Widerberg réussit deux tours de force.
Le premier c’est de signer une histoire lumineuse au travers d’un destin tragique. Comme dans Les Moissons du ciel ou, des années plus tard, Into the Wild de Sean Penn, où le voyage initiatique dans une nature grandiose avance vers le tragique sans perdre son optimisme vital. Le deuxième tour de force, sans doute le plus saisissant, c’est d’avoir fait un film politique sans aucun discours. En guise de diatribes enflammées, seulement deux courtes chansons, plutôt humoristiques, et c’est tout.
Politique visuelle, jamais discursive, c’est la leçon de Bo Widerberg.


 


 

C’est que le réalisateur est aussi le monteur du film. Une scène est particulièrement révélatrice de sa maîtrise de la métrique et de son dialogue politique visuel. Joe rentre dans un grand restaurant. Nous savons qu’il n’a pas d’argent et pourtant il mange comme un ogre et la séquence dure, dure. Le cinéaste nous montre qu’il découvre le luxe et que ça prend du temps. Puis après s’être fait offrir un cigare, il se lève et part en cuisine.
Ellipse, bond en avant : nous découvrons des manifestants devant le restaurant. D’après la banderole, voilà maintenant deux semaines que le personnel est en grève.
Nous n’avons rien entendu des discussions entre Joe et les employés du restaurant mais nous comprenons qu’il a eu un rôle dans leur rébellion. Si personne en cuisine ne s’est jamais gavé comme Joe, beaucoup ont été témoins de son festin. La longueur du gavage est donc indispensable. Elle est évidemment à la fois dramatique (comment va-t-il payer ?) et politique (ce qu’il en advient). Là où il y a gavage outrancier et répétitif, il y a toujours réaction, presque naturelle. Voilà une évidence que martèle Bo Widerberg, sans qu’une phrase ne soit prononcée. Les derniers mots de Joe Hill face au peloton d’exécution appelleront d’ailleurs à l’action plus qu’au discours : "Ne pleurez pas ma mort. Organisez vous !". La toute fin du film est sûrement vraie tant elle est absurde. Quel devenir pour les cendres de Joe ? Cette fin incroyable, qu’on ne dévoilera pas, montre à quel point ce Joe Hill a compté pour une gauche syndicaliste américaine déjà presque anéantie par le capitalisme.

Joe Hill, c’est aussi une version seventies et suédoise du Far West : Joe est une icône de l’Ouest américain, le hobo libre, chevauchant les barres de transmission d’un train, s’élevant contre l’injustice.
Ce film humain et politique, évoque enfin les débuts du protest-song.
Car deux ombres planent sur tout le film : celle de Woody Guthrie, chantre de la Dépression et des luttes des opprimés et, par héritage spirituel, celle de Bob Dylan, qui avait repris ces thèmes au début de sa carrière. Superbe scène où Joe commence à chanter ses textes sur des airs connus, par goût de la revendication plus que de la musique.


 


 

Film sur l’adolescence ?
Bien sûr. Aussi.

À (re)découvrir pour revigorer sa propre adolescence, et garder à jamais en mémoire ce rêveur courageux qui a inspiré, outre Dylan, tous les chanteurs protestataires des années 60, Dubliners, Tom Paxton, Pete Seeger, Phil Ochs et Joan Baez.
Une œuvre majeure.

Théo Kayan
Jeune Cinéma en ligne directe (septembre 2015)

* Cf. aussi Joe Hill vu par Jean Delmas en 1971.

1. "Joe Hill"par Gérard Camy, Jeune Cinéma, n° 361-362, automne 2014.
Cf aussi Jeune Cinéma n°57, Spécial cinémas suédois, septembre-octobre 1971 avec : Jean Delmas, Joe Hill I ; et la conférence de presse de Bo Widerberg au festival de Cannes 1971 ; Jeune Cinéma n°158, avril 1984, avec Gérard Camy : Qu’est-il arrivé à Bo Widerberg ?

2. Parce que, sans doute, il en était besoin, le film est soutenu par un grand nombre d’associations : La Ligue des droits de l’homme, Ensemble contre la peine de mort, Les Amis du Monde diplomatique, la FIDH, la CIMADE, la FSU 93, l’Institut d’histoire sociale de la CGT, La Ligue de l’Enseignement, le GISTI, le Centre d’histoire sociale du 20e siècle, La Société des Amis de l’Humanité, la CNT, le GENEPI, l’Observatoire inernational des prisons, l’APHG, la FAGE, la FaéH, la CNT.
L’ADRC et L’AFCAE soutiennent également le film, via l’édition d’un document de 4 pages) et la réalisation d’un avant-programme avec Jean-Jacques Bernard.

3. Malavida a sorti les DVD simples de Adalen 31, Elvira Madigan et Joe Hill. Et un coffret contenant : Le Péché suédois (1963), Elvira Madigan (1967), Adalen 31 (1969), Un flic sur le toit (1976).

4. Joe Hill est le diminutif de Joël Emmanuel Hâgglund.


Joe Hill. Réal, sc, mont : Bo Widerberg ; ph : Peter Davidsson et Jörgen Persson ; déc : Décors : Ulf Axen ; mu : Stefan Grossmann. Int : Thommy Berggren, Anja Schmidt, Kelvin Malave, Evert Andersson, Hasse Persson, David Moritz, Richard Weber, Joel Miller, Robert Faeder (Suède-États-Unis, 1970, 110 mn).



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