par Laurent Berger-Vachon
Jeune Cinéma en ligne directe
Sortie le mercredi 10 janvier 2018
Cf. aussi Entretien avec Daniel Cling.
Rendre sa mémoire à la Décentralisation et, plus sûrement encore, rendre justice à ses acteurs ! Les organes politiques de la culture ont une certaine tendance aux renversements et aux effacements. Une nécessité s’imposait contre la contagion de l’amnésie.
Devant la caméra de Daniel Cling de multiples visages resurgissent d’eaux devenues trop profondes, comme d’un autre temps, pour combler un vide à la surface de la conscience. (1)
D’étape en étape, de rencontre en rencontre, d’échange en échange, un oiseau migrateur et messager (Philippe Mercier) pousse des portes cachées par l’empilement des années afin de construire la narration - souvent intime, parfois très discrètement critique, afin d’être tout simplement lucide - d’une aventure qui comprend des parcours multiples. (2)
Chacun n’aura pas entendu le même appel face à ce mouvement d’ouverture sur le monde.
Si certains choisissent de repousser les faubourgs de la capitale jusqu’aux grandes contrées banlieusardes à seulement quelques encablures des précédents Q.G. autorisés, d’autres se lancent, en se jetant sans filet dans le vide, avec une soif inextinguible de découvrir le public de la lande en friche.
L’âme de Françoise Bertin (3) apparaît ici dans le sillage de ceux qui ont fait ce choix. Pour n’être pas moindrement authentique, cette époque correspond à un passage. La comédienne, qui travaillera plus tard avec Laurent Terzieff (4), figure emblématique de la mise en scène du secteur privé - les murs du théâtre La Bruyère ne sont probablement pas prêts de laisser mourir le souvenir de la bouleversante pièce de Ronald Harwood, Temps contre Temps - n’hésite pas à nous rappeler la vie plus que rudimentaire de la troupe au quotidien. (5)
Difficile aussi de ne pas revoir défiler mentalement les images du premier Molière de Ariane Mnouchkine (6) où les saltimbanques foulent la terre derrière la charrette transbahutant un maigre décor de fortune. Mais ce n’est point pour s’en enorgueillir !
À l’opposé d’une quelconque fierté, les paroles tissées de sentiments et de nostalgie, la voix d’une femme éprise d’un amour sans restriction des planches, expriment un abandon total à cet inconnu que l’on redécouvre chaque soir devant soi : le public ! Une fois l’extinction des feux, ses yeux généreux restent gravés sur l’écran dans le noir.
Au fond que retiendrons-nous de ce beau voyage qui finit par prendre les couleurs d’un récit historique et d’une éducation presque spirituelle ?
La discipline théâtrale est un exercice artistique qui se pense, s’élabore et s’édifie en présence de l’autre et pour l’autre. Sans public, il n’y a pas d’acte théâtral. Ce sens incontournable était un support opportun dans les mains d’élus baignés de libération intellectuelle pour plaider en faveur de l’implantation de nouveaux espaces dédiés à l’univers de la dramaturgie, et faire voler en éclats les codes sociaux qui filtrent l’accès du public à la culture à travers le territoire national.
Sans aller pousser l’extrapolation jusqu’à nourrir une philosophie brechtienne, qui ne voulait pas d’un spectateur qui passe au vestiaire, mais, au contraire, d’un spectateur qui reconnait "son double" sur la scène, s’émancipe et réagit pour sortir de sa condition, il fallait donner à voir et entendre des textes et des idées nouvelles à ceux qui n’étaient pas nés pour ça.
Que reste-t-il de ces beaux jours ?
L’avènement de François Mitterrand au pouvoir en 1981 décuple les budgets de la culture mais malheureusement pas au service des mêmes fins. La garniture alléchante des enveloppes substitue une logique de production à une éthique de la décentralisation. Les lois économiques donnent des ailes aux ambitions parisiennes en direction de la province. Le mouvement de la Décentralisation se recentralise et dévoie le caractère social de sa propre vocation, peut-être malgré lui, mais tout aussi bien, grâce à lui. Les belles signatures ont repris leur pouvoir souverain. La poésie naturelle de Daniel Mesguich livre une très jolie et singulière méditation sur le théâtre en titrant son essai, L’Éternel Éphémère. (3)
Si l’esprit de la Décentralisation n’est plus véritablement présent aujourd’hui dans le paysage de la création théâtrale actuelle, il a au moins le mérite d’avoir été défendu par des pionniers qui ont cru en une politique culturelle et qui lui ont donné corps. Elle avait déjà dévoilé la part éphémère de sa mission. Espérons qu’elle ait retrouvé un peu d’éternité.
Laurent Berger-Vachon
Jeune Cinéma en ligne directe
1. Au festival d’Avignon, le film a été projeté le mardi 18 juillet 2017, à 11h00, en présence de Daniel Cling et de Jean-Pierre Vincent.
2. Cf. aussi Jack Ralite (1928-2017) ; Isabelle Sadoyan (1928-2017) ; Jacques Lassalle (1936-2018).
3. Françoise Bertin (1925-2014).
4. Laurent Terzieff (1935-2010).
5. La pièce de Ronald Harwood, Another Time (1989), devenu Temps contre temps, dans la mise en scène de Laurent Terzieff au Théâtre Labruyère en 1993, a obtenu trois Molières, cette même année. Recréation théâtrale par Stéphane Bertin, en studio, sur France 3 en 1995, avec Laurent Terzieff, Pascale de Boysson, Françoise Bertin, Michel Etcheverry, Vincent de Bouard.
6. Ariane Mnouchkine qui n’apparaît pas dans le film. Son film, Molière, date de 1978.
7. Daniel Mesguich, L’Éternel Éphémère, Seuil, 1991 ; rééd. L’Éternel Éphémère, suivi de Le Sacrifice de Daniel Mesguich & Jacques Derrida, Verdier, 2006.
Une aventure théâtrale, 30 ans de décentralisation. Réal : Daniel Cling ; ph : Guillaume Martin, Jacques Besse, Damien Fritch ; mont : Anne-Marie C. Leduc ; mu : Jonathan Harvey. Avec : Robert Abirached, Françoise Bertin, Roland Bertin, Catherine Dasté, Jean Dasté, Sonia Debeauvais, Pierre Debauche, Jacques Fornier, Gabriel Garran, Hubert Gignoux, Georges Goubert, Jean-Louis Hourdin, Evelyne Istria, Jacques Kraemer, Jean-François Lapalus, Jacques Lassalle, Jeanne Laurent, René Loyon, Philippe Mercier, Gabriel Monnet, Roger Planchon, Jack Ralite, Guy Rétoré, Isabelle Sadoyan, Christian Schiaretti, Bernard Sobel, Pierre Vial, Jean Vilar, Hélène Vincent, Jean-Pierre Vincent, Antoine Vitez (France, 2017, 100 mn). Documentaire.