Rencontre avec Daniel Cling
À propos de Une aventure théâtrale
Jeune Cinéma en ligne directe
La Décentralisation
Entamée au milieu des années quarante, ce mouvement a évidemment beaucoup évolué jusqu’à aujourd’hui. D’aucuns disent qu’il est bel et bien terminé, ou plutôt que l’esprit de la Décentralisation n’est plus. Car il y eut "un esprit" de la Décentralisation. (1)
Puisant ses racines dans des expériences plus anciennes, la Décentralisation théâtrale est contemporaine d’un autre phénomène avec lequel on la confond souvent, le théâtre populaire, incarné par Jean Vilar, fondateur de la Semaine d’art dramatique à Avignon en 1947, et nommé à la tête du Théâtre de Chaillot en 1951 par Jeanne Laurent, sous-directrice du spectacle et de la musique au ministère de l’Éducation Nationale.
C’est cette même Jeanne Laurent qui va confier les clés des cinq premiers Centres dramatiques nationaux, entre 1946 et 1952, à des jeunes gens à la tête de troupes issues du théâtre amateur, souvent inspirées par le travail de Jacques Copeau, en relation avec l’Éducation populaire ou se référant explicitement au Cartel, l’association à l’avant-garde du théâtre créée par Louis Jouvet en 1927.
Grâce à la volonté d’une IVe République qui cherchait à réaffirmer les principes républicains sur l’ensemble du territoire, ces premières expériences voient le jour à Colmar, Saint-Étienne, Aix-en-Provence, Rennes et Toulouse.
Si la Décentralisation théâtrale apparaît alors comme un moyen de consolider la nation en redonnant vie et sens à un pays marqué par des années de l’Occupation, elle rencontre l’enthousiasme de cette jeunesse pétrie des idéaux de la Libération.
Mais sans les élus, pas de "décentralisation". (2)
Dans l’Est, il faut prendre à contre-pied la germanisation des esprits en répandant parmi les populations l’art et la culture françaises. Le maire de Rennes et son adjoint, tous deux universitaires, se montrent eux aussi très favorables à l’implantation d’un Centre. Même cas de figure à Toulouse, à Saint-Étienne ou à Aix.
Au début des années soixante, sous l’impulsion de André Malraux, les premières Maisons de la culture voient le jour, c’est un tournant. L’année 1968 et ses "évenements" et l’arrivée des socialistes au pouvoir en 1981 marqueront de nouvelles étapes.
Voilà une histoire tracée à grands traits, à si grands traits qu’on pourrait croire que la Décentralisation se résume aux seuls centres dramatiques.
Ce serait oublier qu’elle n’a pas été le fait de structures établies, mais d’hommes et de femmes animés par la volonté d’apporter du théâtre là où il n’y en avait pas, et de donner le goût d’un théâtre de qualité à des gens qui n’y allaient pas et n’y avaient pas accès.
Si certains ont choisi l’institution, d’autres ont préféré le travail de troupe indépendante, ou de s’exprimer dans des lieux sans étiquette. Si certains ont choisi la province, d’autres ont labouré la banlieue parisienne. Cette décentralisation théâtrale a été portée par une multitude d’acteurs, connus et inconnus, qui ont permis à ce mouvement de voir le jour.
F.V.
François Vila : Comment est né ce film ?
Daniel Cling : Dans le cadre de son activité de mémoire et d’histoire, l’Union des artistes avait enregistré de nombreux entretiens avec les pionniers de la décentralisation. Cela lui a donné l’idée d’en tirer un film qu’on m’a proposé de réaliser. Je connaissais bien cette histoire qui m’avait passionné quand j’ai commencé à faire du théâtre au milieu des années 80 - j’avais d’ailleurs eu un échange épistolaire avec Hubert Gignoux en 1993-1994 après la sortie de son magnifique Histoire d’une famille théâtrale (3), et j’ai donc accepté avec beaucoup d’enthousiasme.
F.V. : À quel moment avez-vous pensé à Philippe Mercier pour être votre fil conducteur ?
D.C. : La décision d’avoir recours à Philippe Mercier a été prise très tôt dans l’écriture. Il était évident qu’il y aurait beaucoup de personnes à filmer (plus de trente-cinq) et je ne voulais pas réaliser un catalogue, mais des rencontres et comme le film raconte la Décentralisation, je voulais qu’on y voyage. Si Philippe n’avait pas été là, le voyage aurait été artificiel, donc il fallait quelqu’un. Mais il fallait quelqu’un qui ait des raisons d’y être, quelqu’un de légitime en somme, et qui pouvait aller des uns aux autres naturellement, comme on visite des amis. Philippe avait travaillé très jeune à Rennes avec Georges Goubert, Guy Parigot et Hubert Gignoux. Il avait travaillé avec tout le monde et toutes les générations. De Pierre Vial à Guy-Pierre Couleau, en passant par Roland Bertin, Gabriel Monnet, André Steiger, Christian Schiaretti, etc.
Quand j’ai dit qu’il nous fallait quelqu’un, Aristide Demonico qui a accompagné ce projet du début à la fin, m’a immédiatement proposé de rencontrer Philippe. Et ça a très bien collé. Je lui ai montré mes films, nous avons beaucoup échangé et puis il est devenu évident que ce serait lui. Il a trouvé sa place dans tout cela avec une facilité et un bonheur qu’on retrouve il me semble à l’image.
F.V. : Comment avez-vous structuré votre film ? Le choix des intervenants ?
D.C. : Le choix des intervenants s’est fait en fonction de leur place dans la période qu’on allait couvrir, c’est à dire de 1947 à 1981, des possibilités du récit qui ne pouvait pas tout embrasser, des propositions de l’Union des artistes, des affinités, de mes intuitions, ou encore des relations avec Philippe Mercier. Il était évident qu’on ne pouvait pas filmer tout le monde et il a fallu faire des choix.
Certains ont été des choix contraints. Gabriel Monnet venait de décéder quand j’entamais le travail, André Steiger en cours d’écriture en 2012, et Patrice Chéreau un an plus tard.
On a pu en revanche filmer Françoise Bertin quelques mois avant sa mort et on a eu de la chance parce qu’elle aurait énormément manqué pour traduire les idéaux et la passion de la mission dans laquelle cette génération a cru. Sa présence est essentielle au film.
"La Décentralisation par ceux qui l’ont faite" a longtemps fait partie du titre du film, parce qu’on avait cette volonté, avec l’Union, de raconter une histoire qui n’avait été dite jusqu’à présent que par les capitaines.
Isabelle Sadoyan (4) nous rappelle à juste titre qu’elle a travaillé gratuitement pendant des années et que Roger Planchon n’aurait pas été Planchon - nonobstant son talent - sans le concours des comédiennes et des comédiens qui se sont investis comme elle à ses côtés. Le désir de filmer les sans-grades fait donc partie du film. Et parmi eux, les femmes, qui sont les grandes oubliées de l’Histoire, hormis Jeanne Laurent, l’exception qui confirme la règle.
Pour ce qui est de la structure, elle est assez classique. On commence par le début et on termine par la fin pour ainsi dire.
Robert Abirached introduit le temps historique et nous guide dans les problématiques. Ensuite, il y a la structure imposée par les rencontres. Il y a parfois du tuilage, ou du feuilletage et aussi des ruptures.
Enfin tout ça c’est le travail du montage. Le film se structure au départ avec l’écrit afin de s’assurer qu’il peut fonctionner. Cet écrit permet de trouver du financement, de savoir vers où on va ensuite, et puis la structuration se fait en définitive au montage en fonction des éléments que je ramène du tournage. Et là je dois saluer le travail remarquable de ma monteuse, Anne-Marie Leduc, qui a su trouver des solutions pour que ce film ait cette qualité de récit, à la fois de fluidité mais aussi de contenu. Parce que c’est en définitive la chose la plus complexe de faire progresser une histoire tout en faisant progresser le régime des idées, avec ses ramifications, ses contradictions, ses développements, ses explosions. C’est la chose la plus difficile de donner du plaisir en apportant du sens.
F.V. : Comment avez-vous procédé pour trouver toutes les images d’archives ?
D.C. : La recherche d’archives s’est faite en trois temps, au moment de l’écriture, au tournage et en cours de montage. Au moment de l’écriture, il s’agissait de s’assurer du matériau existant. Il y avait les archives de l’Union, celles provenant de la télévision qui sont assez foisonnantes à partir du milieu des années 50 jusqu’au début des années 70.
Ensuite, soit parce que le théâtre intéresse moins, soit à cause de l’éclatement de l’ORTF et des changements de pratiques en région, le théâtre n’occupe plus la même place à la télévision. Il y a les archives des Centres dramatiques eux-mêmes. Rennes est un exemple de ce point de vue avec un Guy Parigot qui prend très tôt conscience de l’importance de garder des traces. André Steiger dont personne ne se souvient, et qui a pourtant joué un rôle très important dans notre histoire théâtrale, a été fort heureusement été filmé par des compatriotes suisses en 1997.
Il y a aussi les archives des comédiens ou des metteurs en scène eux-mêmes. Certains ont gardé des perles, d’autres n’ont rien conservé. Jean-Louis Hourdin ou Hélène Vincent par exemple ne gardent pratiquement aucune trace du passé. C’est leur façon d’avancer.
Il y a enfin les archives de Canopée, et de bien d’autres structures. Il y a enfin et je devrais dire surtout les photos extraordinaires de Ito Josue, qui documentent de façon remarquable le public des débuts.
F.V. : Y a-t-il eu des inquiétudes, des réticences ou tout simplement des refus de vos intervenants ?
D.C. : Non, je ne peux pas dire ça. Le film a été très bien accueilli par ceux que je voulais filmer. Je n’ai malheureusement pas pu voir Maurice Sarrazin à cause de sa santé mais j’avais fort heureusement les archives de l’Union à mon service.
Le problème a été au contraire de devoir me passer dans le montage de personnes filmées. Guy-Pierre Couleau par exemple, qui dirige la Comédie de l’Est - le premier CDN a avoir vu le jour -, ne fonctionnait pas dans le montage. Tout ce qui se passait avec lui ou avec son équipe que j’ai accompagnée en tournée avait beau être intéressant, cela relevait d’un autre film. Et ça je n’avais pas pu le prévoir sur le papier.
Idem pour Michèle Raineri qui anime les ATP des Vosges et qui entraînait le film ailleurs. Il y a eu d’autres cas comme ça. Le film impose sa loi et c’est au montage seulement qu’on le découvre.
F.V. : Cette année, la Décentralisation théâtrale fête ses 70 ans et votre film s’arrête à mai 1981, soit 30 ans. Pourquoi ?
D.C. : 34 ans d’histoire, c’est déjà pas mal non ? Je peux dire que c’est même une gageure. En fait, 1981, est un tournant, comme 1968 en est un pour d’autres raisons. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, on a des moyens nouveaux, et en même temps, à part quelques exceptions qui existent d’ailleurs dans le film, on s’éloigne de plus en plus des valeurs des pionniers. Le film n’aurait pas eu cette cohérence si on ne s’était pas contenté de raconter l’évolution déjà spectaculaire à laquelle on assiste entre 1947 et 1981.
Ensuite c’est une autre histoire qui reste à écrire. Ou à filmer d’ailleurs. Et puis je dois ajouter une chose quand même, que raconte le film. C’est que le point de vue des sans-grades, ceux qui ont fait la Décentralisation, ne peut plus être convoqué par la suite, puisque qu’après 1981, c’est fini, à part quelques exceptions, il n’y a plus d’équipe artistique dans les maisons, les troupes ont disparu et le metteur en scène se retrouve seul à bord.
F.V. : Votre film dépasse le champ du théâtre pour devenir un document historique et sociétal. En aviez-vous conscience lors du tournage ?
D.C. : Franchement non. Le tournage mobilise une concentration particulière dans laquelle ce n’est plus la réflexion qui opère. C’est au moment du montage où on se remet à penser et que les choses prennent ou non forme.
F.V. : Avec tous ces témoignages passionnants recueillis, n’y a t-il pas de frustration de ne pas pouvoir développer plus certaines personnes ?
D.C. : Beaucoup de celles et ceux que j’ai filmés aurait mérité un film à eux tout seuls. Mais c’est comme ça. Je ne vois pas comment faire autrement que de faire son deuil de tout ce qu’on aurait pu faire. En filmant Jacques Lassalle, (5) je me suis dit qu’il manquait quelque chose sur l’histoire du théâtre et qu’il faudrait réaliser une série sur la mise en scène ou l’art de l’acteur. Malheureusement, la dimension marchande l’a emporté dans notre société, et ce que faisait l’INA au siècle dernier, n’est plus possible aujourd’hui.
F.V. : Que vous a appris cette recherche ?
D.C. : Ce qui m’a sauté aux yeux, c’est évidemment les mutations de notre société, depuis les valeurs du CNR dont sont pétris les pionniers, le "supplément d’âme" apporté par Malraux qui introduit l’art dans la culture, et l’individualisme qui résulte de 1968, rapidement encouragé par le libéralisme de Giscard. Non seulement le théâtre n’échappe pas aux lames de fonds qui traversent la société, mais on peut postuler qu’il les accompagne s’il ne les devance pas, comme on le dit de la littérature.
Au début je me demandais quelles traces laisse le théâtre, et si la Décentralisation théâtrale appartenait déjà à notre préhistoire. En réalisant ce film, au-delà de tout ce que j’ai compris sur notre histoire théâtrale, et sur la manière saisissante avec laquelle on peut raconter l’histoire par le théâtre, j’ai eu la confirmation que le cinéma, par sa propension à produire de l’imaginaire, a une capacité inégalée pour traduire un idéal. C’est l’outil par excellence de l’intime, du politique et de l’artistique.
F.V. : Vous avez un parcours cinéma mais vous connaissez bien le monde du théâtre, expliquez-nous votre parcours ?
D.C. : J’ai commencé par réaliser des décors de théâtre. En même temps que j’étais aux Beaux-Arts de Paris, le désir de devenir comédien a pris le dessus. J’ai donc suivi une formation - avec des Russes essentiellement -, et joué pendant une quinzaine d’années. Mais pour moi le théâtre c’était la troupe et j’éprouvais une grande frustration de ne pouvoir vivre cette expérience. Comme mon envie de cinéma ne m’avait pas quitté, j’ai commencé à réaliser des films et c’est là que je me suis vraiment épanoui.
F.V. : Le film va être projeté dans le cadre du prestigieux Festival d’Avignon, quel destin aimeriez-vous pour votre film ?
D.C. : Le meilleur évidemment. C’est à dire qu’il touche le plus large public. Plus sérieusement, je peux ajouter que si le film fait bien son travail, j’espère qu’il donnera courage à tous ceux qui rêvent de renouer avec l’aventure théâtrale des pionniers de la Décentralisation.
Propos recueillis par François Vila
Paris, le 4 juin 2017
Jeune Cinéma en ligne directe
* Cf. aussi Une aventure théâtrale.
1. Nous avons choisi de mettre une capitale au mot, pour distinguer la Décentralisation théâtrale et culturelle, fait social situé dans le temps, de la décentralisation administrative (et/ou économique), mécanisme politique général.
3. Hubert Gignoux, Histoire d’une famille théâtrale : Jacques Copeau, Léon Chancerel, les Comédiens-routiers, la décentralisation dramatique, L’Aire théâtrale, 1984.
4. Isabelle Sadoyan (1928-2017)
5. Jacques Lassalle (1936-2018).
Une aventure théâtrale, 30 ans de décentralisation. Réal : Daniel Cling ; ph : Guillaume Martin, Jacques Besse, Damien Fritch ; mont : Anne-Marie C. Leduc ; mu : Jonathan Harvey. Avec : Robert Abirached, Françoise Bertin, Roland Bertin, Catherine Dasté, Jean Dasté, Sonia Debeauvais, Pierre Debauche, Jacques Fornier, Gabriel Garran, Hubert Gignoux, Georges Goubert, Jean-Louis Hourdin, Evelyne Istria, Jacques Kraemer, Jean-François Lapalus, Jacques Lassalle, Jeanne Laurent, René Loyon, Philippe Mercier, Gabriel Monnet, Roger Planchon, Jack Ralite, Guy Rétoré, Isabelle Sadoyan, Christian Schiaretti, Bernard Sobel, Pierre Vial, Jean Vilar, Hélène Vincent, Jean-Pierre Vincent, Antoine Vitez (France, 2017, 100 mn). Documentaire.