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Kaul, Mani (1944-2011)
Rétrospective
publié le mercredi 4 janvier 2023

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

Sorties le mercredi 4 janvier 2023


 


Les films de Mani Kaul (1944-2011) n’ont jamais été distribués en France, bien qu’ils soient appréciés des cinéphiles du monde entier. Il est l’auteur d’une vingtaine de métrages, courts et longs, de documentaires et de fictions. Disciple de Ritwik Gathak (1925-1976), auquel il s’est toujours référé, aussi bien dans ses réalisations que dans ses déclarations, il est l’une des figures de ce que l’on a appelé le "cinéma parallèle hindi" qui emprunte à l’image documentaire, renonce à l’emploi de vedettes et se passe de séquences chantées et dansées bollywoodiennes.
Nous avons découvert une première rétrospective française composée de quatre films (1). Nous nous limiterons à commenter ici les trois premiers de l’auteur, selon nous les plus intéressants, d’autant qu’ils offrent chacun un impressionnant portrait de femme.


 

Uski Roti (1969), qu’on peut traduire par Pain quotidien, inaugure la série de fictions de l’auteur. Mani Kaul, âgé de 25 ans, adapte une nouvelle de l’écrivain Mohan Kahesh, qui sera également le scénariste et dialoguiste du long métrage suivant.
Le film décrit la vie d’un couple, celui de Sucha Singh, conducteur d’autobus, qui, entre ses trajets, passe son temps à jouer aux cartes avec ses amis, et de Balo, épouse attentionnée qui lui apporte chaque jour son déjeuner à l’arrêt du bus (d’où le titre du film, qu’il faut prendre aussi au sens figuré), passant l’essentiel de son temps à attendre ce moment.


 

Les époux se retrouvent le jour du repos du chauffeur, le mardi. L’homme est des plus exigeants envers sa femme, ne lui passant aucun retard dans la livraison du repas, malgré les horaires capricieux du car qui la force, elle, à patienter, de jour comme de nuit. Cette attente est sa raison de vivre. Le reste du temps, elle vaque à des travaux agricoles. Ses proches et ses voisins tentent en vain de lui ouvrir les yeux sur la personnalité du mari et sur sa condition de femme au foyer. La conduite, si l’on peut dire, du chauffeur et du joueur est discutable : il fréquenterait une mignonne en ville, d’après la rumeur.


 

Sur le thème du sacrifice féminin dans une société patriarcale, trame des plus claires, se greffe une structure filmique discontinue, discrète, diraient les sémiologues, fragmentée, elliptique, allusive et, de ce fait, pleine d’ambiguïtés. Tout se passe comme si le metteur en scène luttait contre la forme réaliste que devait lui imposer un tel sujet. Ce par quoi il détonne, au sens où l’entendait Robert Bresson - cinéaste qu’il vénère - par la façon de diriger les acteurs, quitte à surprendre l’audience indienne de son époque. D’autant que, dans le cas qui nous occupe, Mani Kaul emploie des comédiens amateurs et, comme il était d’usage à Cinecittà, le son est traité indépendamment de l’image, pré-enregistré ici, peut-on penser, et non post-synchronisé comme en Italie. Ces deux façons d’agir produisent des effets de distanciation, de perception autre, suffisamment rares pour être mentionnés.
Par ailleurs, de longues plages de silence permettent de contempler les prises de vue du chef opérateur K.K. Mahajan. Enfin, des fondus au noir en plein milieu d’une scène ont de quoi susciter la perplexité du spectateur ou stimuler son imagination.


 

Un jour avant la saison des pluies (1971) (2) est basé sur une pièce de théâtre du même Mohan Kahesh. D’un assez long récit en trois actes plongeant dans le passé mythique de l’Inde, où entre en jeu Kalidasa, le poète de la fin de la période antique qui écrivait en sanskrit. Mani Kaul adapte cette pièce à succès avec fidélité, si l’on en croit les spécialistes.


 

Il est ici question des amours, puis de la séparation d’un homme et d’une femme, Malika et Kalidasa, originaires du même village, deux amis d’enfance. Malika entre en scène, trempée par ce premier jour de mousson et s’adresse solennellement à sa mère, et par celle-ci au spectateur, réclamant son attention et son amour ou, pour le moins, son intérêt. Ce monologue a valeur poétique, qui pour elle vise à lier "langage et sentiments". Sa mère fait la sourde oreille, occupée à des tâches prosaïques. L’arrivée de Kalidasa tient aussi de la représentation féerique, le jeune homme portant sur ses épaule un faon blessé qu’il faut, selon lui, s’empresser de soigner. La scène suivante est plus terre à terre, avec l’arrivée du chasseur réclamant son gibier ou un dédommagement. Kalidasa sera à juste titre appelé par le roi pour devenir poète de cour. Malika l’encourage, bien que ce poste l’éloigne d’elle. La suite des événements entérinera la désunion…


 

Une fois encore, le sacrifice d’une femme est au centre du film. Le sous-thème de la rupture amoureuse nourrit la pièce filmée, la reconquête devenant impossible. Ce conte oriental est abordé avec finesse. Le drame ne vire pas au mélodrame. Les gros plans insérés dans la narration contredisent la théâtralité d’ensemble, l’action se déroulant presque exclusivement en huis clos, façon Kammerspiel.


 

Ni la magnifique photographie en noir et blanc de K.K. Mahajan, ni la direction d’acteurs ne versent dans le sentimentalisme. Les voix restent monocordes, comme dans le film précédent, selon les préceptes bressonniens. Dans un entretien, Mani Kaul rappelle qu’il demandait à ses acteurs "de traiter les mots comme ils traiteraient une chaise". Pour justifier le titre, des bruits de gouttes d’eau et quelques rares effets sonores viennent rythmer l’écoulement du temps.


 

Duvidha (1973) (3) trace le portrait d’une héroïne qui, au lieu de jouer les Pénélope ou les Balo ou encore de miser sur sa force d’âme, s’interroge sur son désir. Mani Kaul change donc d’héroïne, d’humeur et, dans un certain sens, aussi de style. Il part cette fois-ci d’un court récit de Vijaydan Detha (1926-2013), un célèbre folkloriste qui avait collecté autour de mille fables et contes du Rajasthan.


 

Nous est narrée l’histoire d’un marchand qui, après ses noces, revient vivre chez ses parents en compagnie de son épouse. Dans le char à bœufs ramenant le couple a lieu une scène étonnante où le jeune marié fait ses comptes, constate qu’ils sont loin d’être à l’équilibre, ce qui peut mettre en cause la réputation et l’honneur d’un commerçant. Chose plus surprenante encore, le film dévoile les pensées et les réactions de l’héroïne face à cette situation. Elle regrette in petto ce qu’implique son mariage : la séparation d’avec sa mère, ses sœurs, sa chambre d’enfants et ses poupées. Le ton du film est sinon amer, du moins mélancolique.


 

Mani Kaul recourt à un narrateur qui explique au spectateur l’état des choses et ce qui ne tarde pas à en découler. La voix off justifie les raisons de la tristesse de la protagoniste face à l’indifférence de son mari. Monologues et dialogues sont, il faut dire, réduits au minimum. Pour se refaire, le commerçant est dans l’obligation de quitter sa femme, à peine le mariage célébré. L’attente étant cette fois estimée à une période de cinq années.


 

Mais le surnaturel fait bien les choses. Un génie, ayant entendu la conversation du couple sous un banian, touché par la jeune femme, prend l’apparence du mari après la démission de celui-ci. Le conte vire au salace, l’adultère étant pris à la légère. Ponctué de merveilleux chants interprétés par Ramzan Hammu, Latif et Saki Khan, Duvidha est une fête pour les yeux et les oreilles.


 

C’est pour Mani Kaul l’occasion de réaliser un film en couleur avec, pour directeur de la photographie Navroze Contractor, qui emprunte aux miniatures indiennes, exploite les contrastes entre les rouges et les blancs, l’ocre empoussiéré de la campagne, le safran et le grenat des turbans masculins, les riches broderies ornant ses voiles de la jeune femme.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

1. La rétrospective comporte aussi Nazar de Mani Kaul (1990), adaptation de la nouvelle de Fiodor Dostoïevski, La Douce (1876). Le film a été sélectionné au Festival des 3 Continents 1990, à Nantes.

2. Un jour avant la saison des pluies a été sélectionné au Festival des 3 Continents 2022, à Nantes.

3. Duvidha a été sélectionné au Forum de la Berlinale 1975.


* Uski Roti. Réal : Mani Kaul ; ph : K.K. Mahajan ; mont : Hemanta Bose. Int : Gurdeep Singh, Garima, Savita Bajaj, Lakhanpal, Richa Vyas (Inde, 1969, 110 mn).

* Un jour avant la saison des pluies (Ashad Ka Ek Din). Réal : Mani Kaul ; ph : K.K. Mahajan ; mont : Madhu Sinha ; mu : Jaidev Verma. Int : Om Shivpuri, Aruna Irani, Rekha Sabnis, Arun Khopkar (Inde, 1971, 114 mn).

* Duvidha (aka Le Dilemne). Réal : Mani Kaul ; sc : Vijayadan Detha ; ph : Navroze Contractor ; mont : Ravi Patnaik ; mu : Ramzan Hammu et Saki Khan Latif. Int : Ravi Menon, Kana Ram, Raisa Padamsee, Hardan, Shambhudan, Manohar Lalas, Bhola Ram (Inde, 1973, 82 mn).



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