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Cinéastes des formes
Expérimental, avant-garde, underground...
publié le mardi 10 janvier 2023

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°117, mars 1979


 


Ce mois de janvier 1979, à Paris, avec une projection d’ensemble à Beaubourg de l’œuvre de Michaël Snow (1), avec la découverte - courts et longs métrages - de celle de Johan van der Keuken au Studio Action République et au ciné-club de Vidéo-ciné-troc (Le Périphe) a été l’occasion de prendre contact - au niveau de ses créateurs les plus grands - avec ce cinéma que, faute de mieux, on appelle quelquefois "différent", ce qui ne veut rien dire. C’est une définition purement négative, fondée sur une extériorité au système, elle impliquerait dans les intentions politiques (dont se targuent beaucoup de cinéastes "différents", un dangereux confusionnisme, les fascistes aussi prétendent être contre le "système". Fondée aussi sur une extériorité au public, elle serait une complaisance faussement élitaire, au pire snobisme. Alors comment dire ?

"Avant-garde" ? Robert Breer, puisqu’il a été peintre avant d’être un des fondateurs du cinéma underground américain, le sait bien lui qui dit que l’art abstrait - le secteur le plus large de ce cinéma "différent" - totalement récupéré comme mode dominante par l’idéologie dominante - a depuis longtemps cessé d’être une avant-garde.

"Expérimental" ? Le mot convient bien à Michaël Snow. (2)
Pas à Johan van der Keuken qui le récuse. Il est trop chaleureux avec les êtres proches qu’il filme, avec les hommes, même lointains, dont il partage les convictions et le destin pour accepter ce qualificatif glacé d’expérimentateur. Il accepterait peut-être cette formulation (très provisoire) de "Cinéaste des formes " (qui s’applique aussi à Michaël Snow).
En final de Herman Slobbe enfant aveugle (1966), il dit : "Au cinéma tout est forme. Herman Slobbe est une forme". Il ajoute aussitôt - étonnant, saisissant dialogue de l’intellect et du cœur : "Adieu, chouette de petite forme". Mais il a affirmé d’abord la précellence des formes, non pas, certes, dans sa conscience d’homme, mais dans son travail spécifique de cinéaste. (3)


 

Pourquoi Jeune Cinéma parle-t-il si rarement de ce cinéma-là, ce que certains lui reprochent parfois ? Non pas par indifférence. Mais d’abord, très simplement, parce que de ce cinéma-là, on ne peut parler ou écrire. Son langage d’images-sons n’est pas transposable en mots. Les auteurs eux-mêmes le savent bien. Dziga Vertov, le grand ancêtre, disait à propos de ses Trois chants sur Lénine (1934) : "Un tel film se traduit difficilement par les mots bien que son langage d’images le rende facilement compréhensible à n’importe quel auditoire populaire".


 

D’une certaine manière, Michaël Snow lui fait écho. Quand on lui demande, dans une interview, de "traduire" Wavelength, il répond (et il n’est pas coutumier de l’humour) : "Je ne sais pas bien... Probablement je dirais que c’est un long zoom, comme dit presque tout le monde ; ce qui est formidable parce que ça ne veut rien dire". Qu’on lise, sur les films de Michaël Snow ou d’autres cinéastes expérimentaux, les critiques spécialisés dans ce genre de cinéma, on n’y trouvera rien de plus que du "ce qui ne veut rien dire". Ou plutôt - la durée d’un travelling ou d’un zoom etc. - une description purement technique qui ne peut intéresser que les techniciens. La fonction du critique qui est de s’adresser au spectateur, par le langage écrit ou parlé, se trouve mise en défaut. Les recettes de cuisine - même si ta cuisine est exquise - n’intéressent que les cuisiniers.


 

Alors comment parler des cinéastes expérimentaux qui sont indispensables au cinéma et dont, certes, il faut pourtant parler ? Il semble que dans une expérience, dans une recherche de laboratoire ce qui intéresse et concerne tout le monde ce ne sont pas les recettes de cuisine - le dosage à un dixième de milligramme près de ce qu’on a versé dans une cornue ou la durée à 1/24 de seconde près d’un zoom ou d’un travelling. Ce sont les hypothèses de travail qui donnent son sens à l’expérience et les applications ou les implications de cette recherche par lesquelles elle concerne aussi notre vie. Les hypothèses de travail, encore faut-il qu’il y en ait. Chez beaucoup de cinéastes expérimentaux, on a l’impression qu’il s’agit seulement de faire joujou avec la caméra.


 

Mais un artiste créateur de la stature de Michaël Snow, s’il dédaigne de donner ses recettes techniques, est, au contraire, très explicite sur ses intentions. Les applications - dans son cas, les implications -, ce pourrait être l’apport que le cinéma coutumier, le cinéma tout court, peut recevoir de la recherche de langage du cinéma "différent".
Ceci reste à préciser, mais dans le moindre film de Johan van der Keuken, on croit sentir combien ce langage qu’il s’est forgé en explorant et ordonnant des formes hors des rhétoriques verbales reçoit un pouvoir d’expression que d’autres n’obtiendraient pas d’un langage cinématographique calqué sur le langage verbal.
Il n’y a aucune raison a priori pour que les découvertes expérimentales du cinéma différent sur le langage ne passent pas au-delà de lui dans le cinéma tout court.


 

L’autre perspective d’application ou d’implication, ce serait l’intervention de ce cinéma dans la vie de la société, ou dans le mouvement général des idées. C’est à quoi voulait répondre le colloque qui, à Rennes en 1978 rassemblait les cinéastes "expérimentaux" et les cinéastes "d’intervention". Il a abouti à un échec qu’on aimerait provisoire : deux mondes glissaient l’un sur l’autre, coalisés seulement par la commune difficulté d’une production "hors du système", concrètement les uns n’allaient même pas voir les films des autres.
Pourtant les uns et les autres sont liés, ne serait-ce que par une commune admiration de Dziga Vertov. Il serait bien nécessaire de construire ce qu’on a envie d’appeler "la plate-forme Dziga Vertov" pour que les uns cessent de jouer seulement avec la caméra et les autres d’utiliser la caméra seulement pour transcrire des tracts.


 

Dziga Vertov voulait que son langage d’images soit "facilement accessible à n’importe quelle audience populaire". Du côté des "expérimentaux", cela voudrait dire qu’ils ne se complaisent pas dans leur île, qu’ils en jettent des ponts d’une part vers le cinéma tout court et d’autre part vers les hommes vivants. À tous les jeteurs de ponts, la revue Jeune Cinéma est chaleureusement ouverte. (4)

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°117, mars 1979

1. À Paris, à Beaubourg a eu lieu la première exposition pluridisplinaire consacrée à Michaël Snow : Michael Snow : Sept films et "Plus tard" (13 décembre 1978-29 janvier 1979). Elle a circulé ensuite à Lucerne, Bonn et Munich, pour terminer l’année au Musée des beaux-arts de Montréal (13 décembre 1979-3 février 1980).

2. Sur Michael Snow (1928-2023), cf : la nécrologie : "Michael Snow (1928-2023)" Jeune Cinéma en ligne directe.
Cf. aussi : La Région centrale, par Michael Snow, Jeune Cinéma n°117, mars 1979 ; "Entretien avec Joe Medjuck", Jeune Cinéma n°117, mars 1979 ; "Entretien avec Jean Delmas", Jeune Cinéma n°117, mars 1979.

3. Dans L’Enfant aveugle 2 (Herman Slobbe) de Johan van der Keuken (1966), le cinéaste reprend le thème de la cécité qu’il avait déjà traité avec L’Enfant aveugle (Blind Kind, 1964).

4. Cf. "Il était un fois... Les symphonies urbaines VI. Le cas Vertov", Jeune Cinéma n° 419, décembre 2023.


 



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