home > Personnalités > Malle, Louis (1932-1995) I (e)
Malle, Louis (1932-1995) I (e)
Conférence de presse, Mostra de Venise 1987
publié le samedi 11 mars 2023

Jeune Cinéma n°183, octobre 1987

Ce matin de janvier 44...
Louis Malle à Venise à propos de Au revoir les enfants


 


Pourquoi l’événement que vous relatez dans Au revoir les enfants a-t-il été important dans votre décision de faire du cinéma ?

Louis Malle : Il est très difficile de répondre parce quand c’est arrivé, je ne savais pas. C’est la chose la plus bouleversante et la plus choquante qui me soit arrivée dans ma jeunesse. Je venais d’un milieu de grande bourgeoisie très protégé. Les circonstances historiques de la guerre faisaient qu’on mangeait mal, qu’on avait froid. L’époque était difficile, les Allemands étaient partout en France et on avait conscience du danger. Mais nous étions derrière les murs du collège et il a fallu la présence des trois garçons qui se cachaient sous de faux noms et surtout la dénonciation, et l’arrivée de la Gestapo pour que tout d’un coup j’aie cette révélation brutale et incroyablement violente de quelque chose de profondément injuste et inacceptable. Je crois que c’est un souvenir qui m’a hanté toute ma vie et qui aurait pu être le sujet de mon premier film.


 

C’est aussi mon secret. Pendant des années, je n’en ai parlé à personne. Ça a continué à tourner dans ma tête. J’ai pensé en faire un film dans les années soixante. Mais j’avais peur, je pensais que je n’étais peut-être pas prêt, pas assez libre pour revisiter mon souvenir.
Maintenant, je pense que c’est ce qui a déclenché en moi l’envie de faire du cinéma, d’utiliser un moyen d’expression qui me permette d’essayer de regarder le monde, de le comprendre et de regarder de près des choses qui, a priori, me paraissaient très difficiles à comprendre. C’est pour ça que j’ai fait des documentaires, des films sur des sujets un peu ambigus ou compliqués. Au fond, ça a déterminé un certain regard que j’ai voulu poser sur le monde en commençant, déjà comme enfant, à refuser des choses comme l’hypocrisie et les mensonges des adultes, les idées reçues, les stéréotypes, les clichés. Peut-être aussi, sans ce matin de janvier 1944, je serais resté dans ma famille au lieu de partir pour faire autre chose.


 

Le fait d’avoir écrit et réalisé ce film sur ce que vous gardiez secret depuis si longtemps vous a-t-il libéré ?

L.M. : C’est peut-être pour moi le film le plus important parce qu’il explique et résume beaucoup de choses que j’ai faites. J’ai attendu longtemps et je me suis beaucoup donné pour ce film. C’est vrai que ça m’a libéré. En même temps, pendant des années, je ne pouvais pas le faire. J’avais peur. C’était trop personnel, trop intime. Et puis, je me suis dit : "Si j’attends trop longtemps, je vais être gâteux et je ne pourrai plus le faire ou je le ferai mal". Après avoir été en exil aux États-Unis pendant beaucoup d’années, je devais revenir en France pour parler ma propre langue et parler de mon enfance, de mes racines. Effectivement, je suis libéré, mais aussi complètement vidé. J’ai l’impression que je n’ai plus rien à dire et je vais en tout cas prendre de longues vacances.


 

Vous avez fait un film qui rappelle Lacombe Lucien, à travers le personnage de Joseph qui devient collaborateur.

L.M. : Non, c’est le contraire. Le personnage de Lacombe Lucien vient de Joseph. Quand j’ai fait le premier scénario de Lacombe Lucien (1), ça commençait dans ce collège. Et puis je me suis dit que c’était stupide parce que l’histoire de Au revoir les enfants, un jour j’en ferais un film. Là-dessus, j’ai dévié le personnage de Lacombe Lucien, j’ai trouvé une autre histoire vraie. J’ai glissé dans une autre partie de la France et un autre milieu social. Mais en fait, c’est vrai, ils viennent du même souvenir. J’ai fait de Lacombe Lucien un personnage qui m’était tout à fait étranger, alors que j’ai connu le personnage de Joseph.
La vérité c’est que j’ai inventé beaucoup de choses, j’en ai rajouté, j’en ai changé certaines. Je pense que la mémoire est quelque chose qui n’est pas fixe. Par exemple, mon frère était avec moi dans cette école et il a des souvenirs différents. J’ai écrit un scénario, il y a un an exactement et je l’ai fait lire à des amis et à des gens qui étaient avec moi dans ce collège qui m’ont dit : "Ça ne s’est pas du tout passé comme ça".
J’ai voulu garder mon souvenir à moi, subjectif. La mémoire est une chose compliquée et pleine de recoins, de mystères. je n’ai pas du tout essayé de faire une reconstitution historique. Mais, au fond, cet épisode de mon enfance, revisité aujourd’hui, est chargé de tout ce que ces 40 dernières années m’ont apporté, ont fait ce que je suis. J’ai fait ce film avec ma sensibilité d’aujourd’hui et en pensant qu’il s’agit d’une histoire qui se passe dans des circonstances historiques très précises et extrêmement dramatiques. Mais aujourd’hui, il y a des échos de ce qui se passait à cette époque-là. Et le sujet pouvait être très actuel, parce qu’il est au-delà du temps.


 

Dans la dernière séquence, quand le chef de la Gestapo entre dans la classe, il demande qui est Jean Kippelstein. Lorsqu’il va vers la carte et enlève les petits drapeaux, le regard de Julien se tourne vers l’arrière. À ce moment-là, on a l’impression que l’Allemand est mis sur la piste de la découverte de Bonnet à travers le regard de Julien. Est-ce simplement un effet stylistique, ou serait-ce Julien qui, sans le vouloir, aurait mis l’Allemand sur la piste ? Est-ce que de toute façon Jean Bonnet était condamné à être découvert ?

L.M. : C’était voulu. Il était évident que Bonnet aurait été arrêté de toute façon. Du reste, il le dit plus tard dans le dortoir. En fait, c’est quelque chose que j’ai rajouté. Je l’ai écrit comme ça. Après, je me suis demandé pourquoi je l’avais écrit comme ça. Maintenant, je sais. C’est parce qu’au fil des années j’ai fini par penser que moi aussi j’étais responsable de l’arrestation de Bonnet. Moi et les autres. Finalement, ce n’était pas la Gestapo, c’était nous tous qui étions responsables de cette situation. Sans parler de culpabilité, il me semble quand je regarde en arrière, que nous étions tous responsables de ce qui s’est passé pendant le nazisme. Julien est seul dans la classe à savoir que Bonnet est juif. Quand l’Allemand entre, il garde les yeux baissés, mais il ne peut pas s’empêcher de regarder son ami. J’ai pensé que ça pouvait transmettre ce sentiment que je n’étais pas innocent de l’arrestation de Bonnet. Je précise bien que j’ai écrit la scène comme ça. Je me suis aperçu après que cette scène de la classe correspondait à la réalité. C’est mon souvenir le plus précis, le plus vif. Je me rappellerai toujours Bonnet rangeant ses livres. Il a pris sa cape et son béret. Il a commencé à nous serrer la main, jusqu’à ce que le soldat allemand l’emmène. Quand j’ai écrit la scène, j’ai rajouté le regard de Julien.


 

Est-ce qu’il y a coïncidence entre votre retour en France et le désir de faire ce film ?

L.M. : Je suis revenu en France pour faire ce film. Il y a plusieurs années, j’avais arrêté de faire de la fiction, j’étais allé en Inde et à mon retour en France, j’avais fait Le Souffle au cœur (2) qui était aussi un retour sur mon enfance, plus transposé que celui-ci. Il y a longtemps que je voulais faire ce film. C’est peut-être parce que j’étais en exil, que je travaillais dans une autre langue, que j’avais ce besoin, cette envie de revenir sur mon enfance, sur ce moment le plus dramatique de mon enfance. Si je reviens en France, c’est pour faire quelque chose qui m’est absolument essentiel.


 

Comment avez-vous travaillé avec les enfants ?

L.M. : J’avais ce scénario et j’ai dit à tous les gens qui travaillaient à la préparation que je ne ferais ce film que si je trouvais un Julien et un Bonnet qui soient absolument enthousiasmants. Le film ne pouvait exister que si les deux enfants et le reste de la distribution le prenaient sur leurs épaules. Sans eux, le film n’existerait pas. Je ne les ai pas dirigés. En fait, ce sont eux qui m’ont dirigé. Ce que j’ai aimé dans le travail avec eux, c’est qu’en dehors des prises, ils n’ont pas cherché, comme certains acteurs américains, à se préparer pendant des heures pour devenir leurs personnages. Je les ai laissé faire. Quand on choisit des interprètes, des sujets, comme dirait Monsieur Bresson, on les choisit parce qu’on pense qu’il se passera quelque chose d’intéressant entre le personnage et eux. On ne les choisit pas parce qu’on pense qu’ils sont exactement le personnage qu’on veut. C’est une espèce de jeu. De tous les films que j’ai faits, c’est celui dont la distribution est la plus réussie parce que chaque interprète a apporté quelque chose au personnage. Il est évident que le film va plus loin que le scénario à cause de l’apport des êtres humains qui ont endossé la responsabilité des personnages et qui les ont faits différents de ce que j’imaginais.
Dans un film inspiré par l’enfant que j’étais, c’est un peu plus difficile. Mais, très vite, derrière la caméra, j’ai regardé Gaspard être Julien et j’ai oublié que Julien c’était, autrefois, moi. Je ne me demandais jamais si j’avais été comme ça. Finalement, c’est Gaspard qui a pris le personnage. Je ne lui ai jamais dit : "Tu ne peux pas faire ça parce que je ne l’aurais jamais fait". Il est devenu un personnage indépendant qui a pris sa liberté.
J’étais content de voir se passer des choses que je n’avais pas imaginées. C’est toujours un très grand plaisir pour un metteur en scène de voir que des choses se passent qu’il n’avait pas prévues. Les grands moments de cinéma arrivent quand je suis assis sous la caméra et que je suis surpris par ce que je vois.


 

Julien est le seul qui dise : "J’ai pensé à la mort". J’ai aussi trouvé des ressemblances avec le personnage du Feu Follet. Est-ce autobiographique ?

L.M. : Dans tous mes films, il y a des éléments d’identification avec mes personnages. Dans Le Feu Follet ça correspondait à une période de ma vie où je suis senti très proche du personnage de Drieu La Rochelle, et c’est vrai qu’on peut voir en lui la suite du personnage de Julien. La phrase sur la mort m’est venue de ma fille qui a 13 ans. Je lui ai volé cette réplique qui a eu un écho en moi. Tout ça se tient, ce n’est pas du hasard.


 

Est-ce un hasard si le film a été fait au moment du procès Barbie ? Dans la scène du restaurant, avez-vous voulu montrer que la France a été un des pays qui a le plus collaboré avec les nazis ?

L.M. : L’attitude des Français n’a pas été collaborationniste. Dans la scène du restaurant qui m’a été racontée par un ami, il y a des gens qui protestent et qui veulent que les miliciens s’en aillent, qui les insultent. Il y a aussi une femme qui dit : "Les Juifs à Moscou !". Un autre dit :" Bravo la Milice !". C’est à l’image des contradictions d’un pays comme la France à cette époque-là.

La coïncidence avec le procès Barbie ? C’est assez bizarre. Quand j’ai décidé de faire un film en septembre l’année dernière, des amis m’ont déconseillé de le faire en disant : "1944, ça n’intéresse plus personne. Tu vas pas encore faire un film sur cette époque-là. Tu n’étais pas en France depuis dix ans. Les choses ont changé. C’est pas du tout ça que les gens ont envie de voir". En septembre 1986, on avait l’impression que Barbie ne serait jamais jugé. Donc ça paraissait être un sujet tout à fait hors du temps. Ça ne m’a pas arrêté puisque, justement, je me suis dit : "Tu vas le faire".
Et puis, là-dessus, il s’est passé beaucoup de choses en France. Il y eut la résurgence de la droite, de l’extrême-droite, le phénomène Le Pen. Tout d’un coup, on a décidé de juger Barbie. L’autre jour, j’ai rencontré quelqu’un à Paris qui m’a dit : "Tu as bien choisi ton moment", en me traitant pratiquement d’opportuniste. En fait, je suis très content. J’ai trouvé que le procès Barbie s’est très bien passé. Ça a été pour les Français l’occasion de rappeler cette époque à la nouvelle génération. Ça s’est fait dans une grande dignité. C’était très émouvant, surtout l’épisode des enfants d’Izieu qui a énormément frappé les jeunes qui ont 15 ans aujourd’hui. Évidemment comme on ne sait pas qu’il faut plus d’un an pour faire un film, les gens vont croire que je l’ai fait très vite cet été pour profiter de l’occasion. En même temps, je trouve ça intéressant que ça vienne à un moment où on a envie de se rappeler cette époque-là, peut-être aussi de choses qui se passent encore aujourd’hui.


 

Dans Lacombe Lucien et ce film-ci, ce sont deux jeunes qui trahissent.

L.M. : Le personnage de Joseph se venge parce qu’on l’a mis à la porte de façon injuste. Il va à la Gestapo et dénonce le collège. Ce qui m’a intéressé, c’est le regard de Julien qui découvre dans cette petite cour que ce garçon qu’il aime bien, avec les différences de classe sociale, a trahi. Il est confronté avec une émotion insoutenable. Ce n’est pas la caméra qui porte un regard direct sur Joseph, ça passe par le regard de Julien. Pour moi, c’est une scène-clé du film parce que, tout d’un coup, c’est la découverte du mal. Quelqu’un qui peut être votre ami, tout d’un coup, fait quelque chose qu’on ne comprend pas, qu’on ne peut pas justifier. Ça ne m’a pas intéressé de juger Joseph. Tout d’un coup, Julien découvre que c’est un salaud sartrien. Lacombe Lucien, c’était autre chose.

Conférence de presse, Mostra de Venise, 31 août 1987
Jeune Cinéma n°183, octobre 1987

* Cf. "Au revoir les enfants", Jeune Cinéma n°183, octobre 1987

1. "Lacombe Lucien", Jeune Cinéma n°77, mars 1974

2. "Le Souffle au cœur", Jeune Cinéma n°55, mai 1971.


Au revoir les enfants. Réal, sc : Louis Malle ; ph : Renato Berta ; mont : Emmanuelle Castro ; mu : Camille Saint-Saëns et Franz Schubert ; déc : Willy Holt ; cost : Corinne Jorry. Int : Gaspard Manesse, Raphaël Fejtö, Francine Racette, Stanislas Carré de Malberg, Philippe Morier-Genoud, François Berléand, François Négret, Arnaud Henriet, Irène Jacob, Jacqueline Staup (France, 1987, 106 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts