par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°314, décembre 2007
Sélection officielle la Mostra de Venise 2007
Prix du Scénario pour Paul Laverty
Sortie le mercredi 2 janvier 2008
Le rythme de travail de Ken Loach s’accélère ; un film par an, sans compter sa collaboration avec Ermanno Olmi et Abbas Kiarostami pour Tickets (2005). À n’en pas douter, la Palme d’or obtenue pour Le vent se lève (2006) facilite désormais le montage financier de ses films, favorise une plus large distribution. On ne peut que se réjouir de voir enfin reconnu son talent et la capacité de son cinéma à toucher un public plus large. On peut lui faire confiance pour ne pas se laisser subvertir par ce nouveau statut et garder sa liberté de ton. Avec It’s a Free World…, il poursuit sa critique des méfaits du libéralisme débridé, cette fois-ci sur le plan de l’exploitation de la main-d’œuvre étrangère. Il avait déjà consacré Bread and Roses (2000) à ce sujet, mais l’histoire se situait aux États-Unis et concernait les clandestins venus d’Amérique centrale. Aujourd’hui, ce sont les travailleurs recrutés dans les pays de l’Est qui attirent son attention, ceux de Pologne, d’Ukraine, mais aussi d’Iran ou d’ailleurs.
Ce qui change et à quoi on ne s’attendait pas, c’est que Ken Loach et Paul Laverty - son scénariste depuis Carla’s Song en 1996 (2) -, abordent ce sujet non pas à partir du point de vue de ces parias, mais de ceux qui organisent le marché de cette main-d’œuvre surexploitée. En l’occurrence, il s’agit d’une belle jeune femme (Angie) qui a été licenciée de son poste dans une agence de recrutement qui travaille entre autres en Pologne. Avec sa colocataire (Rose) elle monte une structure dans laquelle elle va réutiliser ses compétences, son carnet d’adresses.
Sans rien déclarer, en travaillant hors de toute réglementation, elle va drainer nombre d’ouvriers étrangers fraîchement débarqués pour les envoyer travailler à la journée dans des entreprises peu regardantes, heureuses de disposer ainsi d’un personnel totalement flexible. On sait que ce genre de marché n’est pas l’apanage de l’Angleterre, il suffit de voir ce qui se passe sur le trottoir parisien. It’s a Free World… suit les péripéties de cette petite entreprise très particulière et surtout Angie qui doit jongler avec le temps, l’argent, sa vie personnelle compliquée.
Certes, quelques personnages de travailleurs étrangers émergent un peu : le jeune Polonais (Karol) avec lequel elle a couché et qui lui sert de relais, la famille iranienne clandestine. Mais ces personnages ne sont pas approfondis. Le scénario, et on comprend le point de vue ainsi privilégié, tend à nous mettre du côté d’Angie. A priori pour nous faire comprendre de l’intérieur ce phénomène d’un marché sauvage de l’emploi. Effectivement, It’s a Free World… nous plonge dans l’horreur de l’ultra-libéralisme qui fait fi de toute règle morale. En un sens, Angie est le résultat parfait d’une société qui a renvoyé aux oubliettes les quelques sécurités que les générations précédentes avaient arrachées de haute lutte. Le père d’Angie le lui rappelle, vainement.
La limite de ce choix opéré par Ken Loach et Paul Laverty, vient du fait que le film tend à s’éparpiller dans les soubresauts d’un scénario moins rigoureux que précédemment. Lorsque Angie est acculée par les problèmes d’argent, elle entre dans une spirale infernale, coincée entre ses clients qui tardent à la payer et les ouvriers qui réclament leur dû. Lorsque son fils est enlevé, on peut éprouver de la sympathie à son égard. En même temps, on se dit qu’un tel épisode n’apporte pas grand chose au film. Il en va de même de la relation entre Angie et Karol, le jeune et beau Polonais. Cette relation aurait pu constituer un thème intéressant, mais il n’est qu’effleuré. Ce qui est en jeu, c’est donc le statut du personnage d’Angie dans le dispositif narratif.
La force du cinéma de Ken Loach a toujours résidé dans sa capacité à nous placer en état de familiarité avec des hommes et des femmes qui nous ouvraient les yeux sur des pans de réalité. Par là-même, ils ont laissé des traces impérissables dans nos mémoires : Joy dans Poor Cow (1967), Janice dans Family Life (1971), Billy dans Kes (1969), Bob dans Raining Stones (1993) (4), Maggie dans Ladybird (1994) (5), etc, sans parler des vrais dockers de Liverpool. Certes It’s a Free World… capte notre attention de bout en bout par le dynamisme du récit, voire même un certain sens du suspense. On y sent la patte de Ken Loach, mais il est à craindre que ce ne soit pas un film essentiel dans sa filmographie.
Bernard Nave
Jeune Cinéma n°314, décembre 2007
1. "Bread and Roses", Jeune Cinéma n°265, décembre 2000.
2. "Carl’s Song", Jeune Cinéma n°239, septembre 1996.
3. "Family Life", Jeune Cinéma n°412, décembre 2021.
4. "Raining Stones", Jeune Cinéma n°224, octobre 1993.
5. "Ladybird", Jeune Cinéma n°229, octobre 1994
It’s a Free World… Réal : Ken Loach ; sc : Paul Laverty ; ph : Nigel Willoughby ; mont : Jonathan Morris ; mu : George Fenton. Int : Kiersten Wareing, Juliet Ellis, Leslaw Zurek, Joe Siffleet, Colin Coughlin, Mahin Aminnia (Grande-Bretagne, 2007, 93 min).