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Loach, Ken (né en 1936) (e) I
Entretien avec Roger Hardwick & Claude Hardwick-Delmas (1972)
publié le lundi 28 août 2023

Rencontre avec Ken Loach
À l’occasion de la sortie de Family Life (1972)

Jeune Cinéma n°66, novembre 1972


 


Nous avons déjà dit l’émotion que nous ressentions, l’importance que nous attachions à Family Life (1), le film de Ken Loach qui sort maintenant à Paris - aussi émouvant que Kes, plus important que Kes (2). Plus important parce qu’il met en question une des bases, LA base de notre société : la famille, héritée d’une longue tradition, remodelée par la bourgeoisie, transmise par elle à son prolétariat.


 

En deux phrases l’histoire d’une fille sur laquelle les psychiatres peuvent bien porter un diagnostic de schizophrénie, mais dont les spectateurs sont obligés de constater qu’elle ne serait pas "schizophrène", si sa family life n’était pas ce qu’elle est.
L’interview publiée ici, prise en milieu britannique, doit avoir l’intérêt d’établir le rapport entre ce film - fait pour la télévision - et son spectateur, de faire sentir donc la volonté de l’auteur d’intervenir dans sa société.
Par ailleurs, il est difficile, en la lisant, de ne pas ressentir combien la personne même de Ken Loach, dans son honnêteté, son recul par rapport à lui-même, son refus à une gloriole d’artiste, sa volonté d’être utile, est aussi attachante que le film où elle s’exprime.

Jeune Cinéma


Jeune Cinéma : On a beaucoup parlé de Cathie Come Home, et de Family Life. Est-ce que vous pensez que vos films ont un effet sur le public ?

Ken Loach : Un effet, oui, mais tout le contraire de ce que nous souhaitions. Cathie Come Home n’a pas amené du tout une prise de conscience de la situation sur le plan logement, mais une sorte de consternation générale sans rien toucher au centre du problème. Les œuvres de charité ont pu dire : "Oui, il faudrait donner quelques grosses pièces à la quête, voilà la solution". Et il n’y avait pas assez d’éléments dans le film pour contrer cela. On ne peut pas espérer résoudre le problème du logement sans s’attaquer d’abord, à notre avis en tous cas, au problème des terrains à bâtir, du contrôle de l’industrie de la construction, et des moyens de financer le logement. Ce sont les vrais instruments qui permettraient de résoudre la question. Seulement nous n’avions pas expliqué cela dans le film, et le résultat c’est que n’importe qui pouvait s’en servir à ses propres fins. Le ministère de la Construction par exemple pouvait dire : "Oui, voilà une contribution importante à la compréhension des problèmes des sans-logis, tout en poursuivant exactement la même politique qu’avant. Le film n’a rien changé du tout aux mœurs du moment.

J.C. : Vous n’avez pas rencontré d’opposition, à la BBC ?

K.L. : Pour ce film-là, non. Mais pas mal d’opposition pour un film que nous avions fait il y a un an à peu près et qui s’appelait Rank and File, au sujet d’une grève dans une verrerie du Lancashire. Il y avait des choses qui ont été censurées tout simplement. Il ne fallait pas mentionner Trotsky. On n’a pas pu établir différents rapports avec la nouvelle loi sur les syndicats, ni mentionner le nom du secrétaire général de la Fédération des syndicats. Des idioties comme ça, des chicaneries, des mesquineries, pour nous amener à abandonner petit à petit les lignes fondamentales du film. La censure à la télévision ne consiste pas à faire faire une émission pour refuser ensuite de la programmer : elle est dans le choix de la personne responsable des programmes, dans le choix du reporter qu’on envoie en Irlande du Nord, etc.

J.C. : Mais Rank and File est-il passé à la TV, finalement ?

K.L. : Oui, mais nous avons été obligés de passer clandestinement la fin que nous voulions, en substituant une copie à une autre une demi-heure avant l’émission, ce qui était mélodramatique comme tout. Je ne sais pas si ça avait une telle importance. Sur le moment on pense que c’est très important, mais rétrospectivement, ça ne ressemble pas à grand chose d’ajouter une ou deux phrases, parce que ou bien le film tout entier exprime quelque chose, ou bien il est raté...


 

J.C. : Pour en revenir à Family Life, est-ce que votre film est en train de produire l’effet que vous souhaitiez ?

K.L. : C’est difficile à mesurer. D’un côté le film n’est pas satisfaisant. Là encore, en le tournant, nous avions plus conscience de ce qui n’allait pas que de ce qui allait. Mais c’est peut-être toujours comme ça. C’est un fait que le film a provoqué pas mal de discussions parmi les gens qui s’intéressent à la psychiatrie, et dans cette perspective assez limitée, c’est fort utile. Mais ce qui nous intéressait c’était évidemment un point de vue plus large : tout simplement la façon dont les gens se comportent les uns vis à vis des autres. Et là c’est difficile de juger. Nous avons participé à une ou deux discussions avec le public après la projection, mais évidemment nous n’avons jamais songé un seul instant qu’on projetterait un film et que comme par enchantement tout le monde se lèverait avec une attitude changée. Ça n’est pas si simple. Tout ce qu’on peut espérer c’est de soulever quelques questions dans les esprits.

J.C. : Mais il nous semble, à nous, qu’on parle beaucoup de Family Life, un peu partout.

K.L. : Oui, c’est ce qu’on voulait : contribuer à la discussion, bâtir sur le travail que d’autres ont fait, en espérant qu’il y aura des gens qui prendront la relève. C’est une voix qui s’exprime dans le cadre d’une discussion beaucoup plus vaste. Ce qui nous intéressait c’était d’essayer de découvrir pourquoi les familles deviennent comme celle de Janice ; il y a tout un problème qui se place avant le stade psychiatrique, les psychiatres ne font que ramasser les morceaux, n’est-ce pas.


 

J.C. : Avez-vous rencontré beaucoup d’opposition de la part des médecins ?

K.L. : Oui, bien sûr.

J.C. : Est-ce que vous espériez agir sur les psychiatres ? Parce que le débat psychiatrique est un peu spécialisé pour le spectateur ordinaire...

K.L. : Cela peut, peut-être, donner aux gens l’idée que le médecin n’est pas nécessairement aussi infaillible qu’ils pensaient. Il y a tout un mysticisme du médecin, n’est-ce pas ? Chez ma mère, quand le médecin arrivait, c’était comme le passage d’un souverain. On lui donnait du "Docteur" tous les deux mots, comme il faut dire M’sieur au prof : un énorme excès de respect. Et si on peut arriver à ébranler cette effroyable déférence, tant mieux. Il se peut bien aussi que les gens soient moins disposés à accepter le traitement par les drogues ou l’électrochoc qui est administré automatiquement - de la dépression légère jusqu’aux troubles mentaux graves.
Mais comme je vous disais tout à l’heure, ce qui nous intéressait, avant tout, c’est de voir pourquoi les gens se comportent ainsi les uns avec les autres à l’intérieur d’une famille.


 

J.C. : Pourtant vous prenez l’histoire au moment où le mal est déjà fait, on ne voit pas vraiment comment c’est arrivé.

K.L. : On aurait pu en effet prendre les choses autrement. Je crois qu’en un sens le film est étroit par certains cotés. Il correspond à ce que les gens se disent en un espace de temps relativement court. Et il n’y a pas assez d’invention dans les images, ce qui est de ma faute absolument. Il y a un certain temps que je l’ai vu, mais tout de suite après la synchronisation ça a été mon impression, qu’on y parle trop et qu’on n’a pas d’images assez fortes pour faire vraiment ressentir ce qui s’est passé entre eux.

J.C. : Y a-t-il eu de votre part volonté délibérée de faire non pas un documentaire sur une observation clinique, mois une histoire romancée avec des acteurs ?

K.L. : Nous n’avions pas le choix, du fait que nous sommes partis d’un programme, commandé par la télévision, qui était obligatoirement de fiction. Un documentaire aurait pu être intéressant. D’ailleurs un film a été tourné dans cet esprit par un type qui s’appelle Roger Gray, The Space Between Words. Je ne l’ai pas vu. C’était une série d’interviews entre les différents membres d’une famille. Mais je crois que cela aurait été mieux si nous étions allés plus loin dans l’autre sens, en utilisant davantage d’images plutôt que moins : plus on veut faire documentaire et plus on aboutit à filmer des gens assis à faire des discours.

J.C. : C’est la différence la plus frappante avec Kes, où il y avait énormément de scènes filmées dehors, mais c’est le sujet qui veut cela évidemment, la famille est un espace-clé...

K.L. : Oui, et c’est là que les gens se révèlent le mieux. Mais j’ai eu du mal à me dégager des mots. Par exemple dans une scène qui n’est pas spécialement réussie, quand la mère essaie de persuader Janice d’avoir un avortement, c’était extraordinairement difficile de rendre le ton vrai de cette scène-là par des images. C’est ce qu’elle dit qui est important. La fille veut garder son enfant, la mère ne veut pas qu’elle le garde, mais ce qu’elle veut c’est que la fille en arrive à la même conclusion qu’elle de son plein gré. Si la fille fait mine de prendre une décision en désaccord avec la mère, celle-ci suspendra immédiatement le droit de sa fille à disposer d’elle-même. Exprimer ces manœuvres compliquées est extrêmement difficile sans reproduire ce qu’elles se disent.


 

J.C. : C’est dans la scène suivante quand Janice dessine un enfant sur son ventre, que vous rendez avec l’image son désir de garder le bébé.

K.L. : Oui, c’est exact.

J.C. : Avez-vous eu autant de plaisir à filmer la scène du jardin peint à l’aérosol que les spectateurs à la regarder ?

K.L. : Nous avons failli la supprimer, cette scène-là. Je ne sais pas, c’était presque un peu gratuit, mais enfin... On l’a laissée parce que j’aime beaucoup la réaction du père, c’est pour cela que je tenais à la garder.

J.C. : Dans la salle il y a des spectateurs qui sont du côté du père et d’autres du côté des jeunes "peintres"...

K.L. : Moi je suis très partagé au fond, je suis en partie avec les gnomes, il me semble. J’avais planté des roses dans un coin de jardin qui était en friche depuis je ne sais combien de temps et je les avais soignées avec du fumier, de la bonne terre. Et puis nous avons un petit chien, et il a bouffé toutes mes roses, alors...

J.C. : En parlant de votre film, vous dites toujours "nous". Comment voyez-vous votre rôle par rapport à celui de David Mercer et de Tony Garnett ?

K.L. : C’est difficile à définir. C’est comme tout ce qu’on discute à plusieurs : on ne peut pas dire qui a pensé à telle chose le premier. En gros, c’est moi qui exécute, Tony Garnett se charge du côté distribution et de l’aspect organisation, David Mercer lui s’est occupé des premiers travaux de base de lecture des manuels, du scénario. Au début nous nous sommes réunis souvent pour discuter. Pour ce film-là, c’est de Tony qu’est venue la première impulsion, parce que c’est une idée qui l’obsédait depuis plus longtemps que moi. Mais le plus important de la collaboration, c’est le début, au moment où on échange les idées. Quand l’exécution est en train, chacun assume plutôt une fonction particulière, parce qu’on ne peut plus à ce moment-là reprendre les choses à zéro. Si ça n’est pas au point avant le début du tournage, ça ne le sera jamais. Les choses qui sont ratées dans Family Life sont des choses qui ne marchaient déjà pas avant le tournage et qui ont foiré complètement pendant : elles étaient ratées d’avance.

J.C. : Les personnages des parents et du deuxième psychiatre étaient-ils conçus dès le début comme des caricatures, ou bien le sont-ils devenus en cours de route ?

K.L. : Si ce sont vraiment des caricatures, alors le film est raté. C’est un échec ; parce qu’ils n’étaient pas du tout censés être des caricatures. Et enfin la mère, si vous l’entendiez parler dans la réalité, elle est encore bien plus exagérée que dans le film. Et si nous avions montré un vrai psychiatre sur l’écran, je crois qu’il aurait paru plus caricatural que le nôtre. En quel sens est-ce qu’il vous paraît exagéré ?

J.C. : En ce sens qu’il se refuse totalement à admettre qu’il existe d’autres possibilités de traitement que le sien.


 

K.L. : Mais il n’est pas difficile de trouver des psychiatres qui auraient exactement la même attitude. Il y en a beaucoup qui sont venus après le film nous dire exactement cela. Et vous comprenez, si on part de leurs prémices qu’il s’agit d’un cas clinique, d’une maladie, alors les situations familiales ne peuvent pas avoir d’influence là-dessus. Si vous avez une jambe cassée, peu importe ce que votre mère a pu faire à votre père, ni même à vous. Le problème, c’est que vous avez la jambe cassée, un point c’est tout. C’est l’attitude de toute une école de psychiatres. Ils diraient eux que ce qui se passe dans la famille est simplement l’effet de la maladie et non la cause. Je crois que les psychiatres sont divisés dans leurs points de vue là-dessus. Il existe des différences d’opinion qui s’étagent de la droite à la gauche si vous voulez, et il y a toute une catégorie de médecins, en commençant par la droite et continuant vers la gauche qui ne seraient pas d’accord avec mon film, parce qu’ils estiment que le traitement traditionnel est nettement plus valable que nous ne le montrons.

J.C. : Dons l’ensemble, on a trouvé le film dur à voir, pénible. Et pourtant il y a des moments très beaux où on sent que vous n’êtes pas indifférent à l’esthétique. Est-ce que vous évitez consciemment de "faire beau" ?

K.L. : Je crois que oui... Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas parfois faire quelque chose de... sensuel, disons. Mais cela n’a de valeur que dans la mesure où c’est vraiment en rapport avec ce qu’on veut dire. Le premier film que j’ai fait avait ce défaut-là ; il y avait de grandes séquences qui n’avaient rien à voir avec quoi que ce soit, si ce n’est un jeune gars qui voulait faire un joli film. C’était affreux. Quand j’ai revu ce film-là je me suis dit : Si tu ne peux pas faire mieux que ça, tu n’as qu’à laisser tomber.

J.C. : La scène où la fille rentre chez elle sur la moto dans la neige...

K.L. : Mais c’était un pur accident. Il se trouvait qu’il neigeait. C’était ridicule. La seule scène que nous avions à filmer de nuit, et, zut, voilà qu’il s’est mis à neiger. On était là à attendre que ça passe. Mais c’était la seule possibilité qu’on avait. Alors il a bien fallu filmer avec la neige. C’était ridicule, parce que ça rendait la mère deux fois plus méchante du fait qu’elle la laissait dehors sous la neige. Mais c’était bien malgré nous, je vous assure, j’aurais bien préféré que ce soit une nuit ordinaire.

J.C. : Dans une interview à la télévision avec David Mercer, Ronald Laing disait qu’il aimait beaucoup le film. Vous avez eu des contacts avec lui directement ?

K.L. : Une ou deux fois, oui. mais nous avons surtout utilisé ses livres. Celui qui nous a le plus servi, avec lequel nous avons le plus travaillé, c’est Sanity and Madness in the Family (3). Nous avons pris les observations cliniques. Mais pour en revenir au problème du réalisme, etc., toute la manière de s’exprimer dans son dialecte de la mère, et les pressions qu’elle exerce sur Janice sont impliqués dans sa façon de parler idiomatique. Et on se demande dans quelle mesure une traduction... peut-être tout de même qu’avec des sous-titres traduits ça pourrait marcher, mais on se demande si les Américains par exemple saisiront ce que la mère est en train de dire au juste. Pour nous c’est très exactement notre enfance, le genre de choses que nos mères nous disaient, mais pour des gens qui ne sont pas familiers avec ces façons de parler, je ne sais pas. Pour des Américains sans doute pas.

J.C. : Et pour des Français ?

K.L. : Kes est passé à Paris, mais n’est pas resté longtemps à l’affiche je crois. Et je ne crois pas qu’il y eut des queues interminables. Sans doute parce que si on fait un film qui dépeint avec exactitude la vie telle qu’on la voit, et avec le langage des gens ordinaires évidemment, ce sera forcément très idiomatique, il y aura forcément des quantités d’allusions locales, régionales. En un sens, c’’est très paroissial. Non pas que dessous il n’y ait pas des problèmes qui sont universels, plus vastes. Je ne vois pas comment ça pourrait être autrement. L’autre solution serait d’aplatir le langage de tous les jours à son plus grand dénominateur commun, que les Yankees en particulier pourront comprendre, et alors on perd la réalité que l’on avait commencé par rechercher. Et si on utilise des gens qui n’ont pas beaucoup d’expérience du cinéma et qu’on essaie d’utiliser leur personnalité à eux et leur manière à eux de s’exprimer, évidemment il n’y a que les gens qui vivent autour d’eux qui pourront les comprendre sans difficulté. Il faut perpétuellement faire l’équilibriste. Si on voulait par exemple faire un film vrai sur le Nord-Est de l’Angleterre, du côté de Durham et de Newcastle, un film vraiment réaliste, les gens de Londres n’y comprendraient absolument rien. Même dans les documentaires qu’on voit à la télévision, ils parlent à l’intention de l’interviewer, alors ils clarifient un peu les choses pour lui. Mais si on écoute à leurs portes, c’est extrêmement difficile à comprendre, et c’est cela justement qu’il me paraît intéressant de saisir. C’est un problème.

J.C. : Vous pensez que le langage a une grosse importance ?

K.L. : Oui, je crois, mais pas pour les raisons habituelles. Pas parce que c’est bien écrit, mais parce que c’est tellement spécifique du Nord de l’Angleterre... Alors une simple traduction risque de ne pas rendre l’atmosphère, et tous les sous-entendus, qu’une langue idiomatique contient.

Propos recueillis par Claude et Roger Hardwick
(Londres, avril 1972)

1. "Family Life", Festival de Cannes 1972, Jeune Cinéma n°64, juillet-août 1972. Et aussi "Family Life, cinquante ans après", Jeune Cinéma n°412, décembre 2021

2. "Kes", Jeune Cinéma n°193, février-mars 1989.

3. Ronald D. Laing & Aaron Esterson, Sanity and Madness in the Family, New York, Basic Books, 1963.


Family Life. Réal : Ken Loach ; sc ; David Mercer d’après sa pièce In Two Minds ; ph : Charles Stewart ; mont : Roy Watts ; mu : Mark Wilkinson ; cost : Daphne Dare. Int : Sandy Ratcliff, Bill Dean, Grace Cave, Malcolm Tierney, Michael Ridall (Grande Bretagne, 1971, 105 mn).



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