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Wenders, Wim (né en 1945) (e)
Entretien avec Andrée Tournès
publié le mardi 10 mai 2016

Rencontre avec Wim Wenders
Jeune Cinéma n°94, avril 1976
À propos de trois films
Introduction de Henry Welsh


 


Wim Wenders, cinéaste de la subjectivité

Les films de Wim Wenders sont bien peu connus en France. Seule l’expérience du Ciné-Mobil, cet automne 1975, a permis de connaître un de ses longs métrages : Faux Mouvement (1). De fait, cette forme de cinéma peut paraître rébarbative, voire pour certains ennuyeuse. À première vue... Cela tient au style particulier de ces films : un style qui fonctionne sur la lenteur, la linéarité du développement. Les films de Wim Wenders sont construits autour d’un personnage qui vit un certain rapport au monde : par le sport comme dans L’Angoisse d’un gardien de but (1972), par un travail sur l’écriture comme dans Faux Mouvement. C’est dire que le film s’inscrit perpétuellement dans une sorte de dialogue intense entre le personnage et ce qui l’environne. Il est le centre réel de toute l’intrigue : les choses et les personnes (de la même façon) gravitent autour de lui.


 

Dans L’Angoisse..., (2) nous voyons le gardien d’une équipe de football quitter le terrain en plein match, aller au cinéma, passer la nuit chez la caissière et... l’assassiner. La suite sera une fuite qui n’en est pas une : l’acte gratuit ne rend pas maître du monde et l’angoisse demeure ; la violence qui, de façon presque insoutenable, anime le film est latente, donc plus terrifiante : elle est dans un regard, dans des bagarres, dans cette atmosphère étouffante d’une ville frontalière où un gosse s’est noyé. Peu à peu le film se referme sur celui qu’on ne peut plus appeler "le héros" ; ce dernier assiste en spectateur à un match de foot et cela semble marquer à la fois une évolution du personnage et le retour à un point de départ : très progressivement le gardien de but devient en quelque sorte son propre spectateur, c’est peu et c’est beaucoup, comme si le "poids" d’un individu rendait extrêmement difficile son changement.


 

Ce changement, le voyage entrepris par le héros de Faux Mouvement - qui fait référence au roman de Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (1795) - ne peut pas plus le provoquer, et les théories politiques les plus justes ne sont d’aucune utilité si elles n’entrent pas dans le projet "poétique" d’un écrivain. Aucun discours, aucune parole ne peut si elle ne tient compte d’une certaine intimité, atteindre vraiment celui ou celle à qui elle s’adresse. Tout le voyage des personnages est une interrogation sur ce thème ; avec, pour l’écrivain, la recherche impossible de communiquer, d’écrire.
Les rencontres n’apportent pas plus que les objets, que les paysages, que les décors. Dans la construction du film, chaque phrase, chaque ponctuation, a une importance. Le tout est rythmé d’événements exceptionnels ou tragiques comme le suicide du châtelain. Le rapport entre l’écrivain et son histoire donne l’impression que la question toujours en suspens, est celle de la subjectivité : où se situer par rapport aux choses, par rapport aux gens ? Tel est le point de l’interrogation de ce film.


 

Wim Wenders "tisse" ses films avec une rigueur et une précision extraordinaires. Les plus petits détails, les mots les plus rapides, les gestes les plus furtifs, travaillent à l’élaboration du film. C’est peu à peu que le déplacement, la progression des personnages et de leurs problèmes débouchent sur un constat d’échec ou d’impossibilité. Que reste-t-il alors ?
Justement ce cheminement, au hasard des choses, des événements, des rencontres, qui ne parvient à briser la clôture enfermant les individus dans leur monde étroit et mesquin et rend impraticable la communication entre deux individus. Le climat terriblement pessimiste qui règne dans ces films, on peut même dire la grisaille ambiante et l’absence de clarté, il semble que ce soit la traduction impitoyable de la stagnation politique de l’Allemagne de l’Ouest. C’est bien cette absence d’espoir, de changement qui se répercute au niveau des individus mêmes...
Alors il faut recommencer, partir de l’amélioration des rapports entre individus, cette voie nouvelle, c’est celle que proposerait le dernier film de Wim Wenders, Alice dans les villes (1974). (3)

Henry Welsh
Jeune Cinéma n°94, avril 1976

1. "Faux Mouvement", Jeune Cinéma n°109, mars 1978.

2. "L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty", Jeune Cinéma n°113, octobre 1978.

3. "Alice dans les villes", Jeune Cinéma n°104, juillet 1977.


Jeune Cinéma : Pourquoi votre association avec Peter Handke ?

Wim Wenders : Je le connais depuis très longtemps, depuis dix ans, je n’avais pas encore fait de film et il n’avait rien écrit, nous allions au cinéma ensemble, j’avais vingt ans. Quand il a écrit L’Angoisse du gardien de but, avant qu’il l’ai écrit, j’ai dit en blaguant que j’en ferais un film. Et je l’ai fait. Pour Faux mouvement, nous avons fait ensemble le projet de faire un film du roman de Goethe, Les Années d’apprentissage Wilhelm Meister, après l’avoir lu. On a attendu deux ans le temps d’oublier Goethe et Peter Handke a fait un scénario qui m’a plu.


 

J.C. : Il semble y avoir une correspondance entre son style d’écriture et votre manière de filmer.

W.W. : Oui, c’est vrai. Nous respectons mutuellement notre travail, mais les phrases de Peter Handke ressemblent à mes plans. Je filme de manière que chaque plan soit une phrase en soi.

J.C. : Une narrativité sans ressorts dramatiques ?

W.W. : Oui : le film que je finis a trois heures et demie. Je n’aime pas les histoires qui me forcent à une tension, à faire attendre quelque chose. J’aime que les histoires ou les actions s’additionnent et forment une histoire à la fin. Pas une histoire contrainte par la dramaturgie, mais formée d’unités. Dans mon dernier film, il n’y a pas d’histoire, mais une simple marche, un voyage ; c’est financièrement difficile parce que ça dure trois heures et demie.


 

J.C. : Ça demande au spectateur une attention difficile.

W.W. : Je ne trouve pas. Moi, j’ai du mal comme spectateur à suivre une histoire où des personnages sont contraints par la dramaturgie. Je trouve qu’on peut regarder plus tranquillement mes films, qu’on peut être près de mes personnages parce qu’ils font l’histoire.

J.C. : Vous faites des histoires sans ressort dramatique, mais centrées sur un personnage : est-ce la vision du personnage ? Ou la vôtre ?

W.W. : J’ai commencé à réaliser des films où tout soit vu par le héros, où il n’y ait aucune image que n’ait vue le héros. C’est ainsi dans L’Angoisse du gardien de but (1972) et Faux Mouvement (1975). Pas dans Alice dans les villes (1974). Je n’imagine pas de film avec des ruptures où on voit d’abord par les yeux d’un personnage, puis par un autre. La manière inventée par le cinéma américain, le récit parallèle, je ne pourrais pas le faire.


 

J.C. : Est-ce que vous établissez un lien entre le thème du voyage et votre démarche ?

W.W. : Le film aussi, comme mode de récit, n’a qu’une direction, aller de l’avant. Mes personnages vont en avant sans savoir où ils vont. Et le film n’en sait pas plus, le spectateur n’en sait pas plus que le héros.

J.C. : Et même moins.

W.W. : Oui, parce que le héros sait ce qu’il a dans sa tête et pas le spectateur. Je voudrais faire des films - et je n’y arrive pas toujours à cause de l’intrigue, ou de l’expérience du spectateur -, où le spectateur ne connaisse le héros que par ce qu’il fait, non par ce qu’il pense. Je voudrais que le film n’ait qu’un niveau tout plat d’actions et pas un niveau psychique ou signifiant symbolique.

J.C. : Mais dans Wilhelm Meister, on a le repère des carnets de Wilhelm.

W.W. : Oui mais cela vient de ce que c’est une histoire très intériorisée : il veut écrire et apprendre à écrire, alors l’histoire doit concerner ce qu’il pense, mais je ne montre pas ce qu’il pense.

J.C. : Et ce besoin de rupture donne l’impression de liberté, mais aussi de dérision.

W.W. : C’est vrai des deux premiers films, mais dans les deux suivants, par le voyage, par le cours des choses, s’établit une possibilité de changement. Dans L’Angoisse du gardien de but et Faux mouvement, il n’y a presque pas de changement. Dans Alice, il y a à la fin de nouvelles possibilités. Dans les deux premiers, les personnages n’arrivent pas à changer. J’estime que les deux types d’histoires sont justes.


 

J.C. : Cette difficulté à communiquer, c’est un thème de Peter Handke ou également de vous ?

W.W. : C’est la raison de notre travail en commun. Nous nous sommes rencontrés avec ce genre d’histoires. Dans mes histoires à moi, c’est différent. Les personnages arrivent à communiquer. Dans Alice, soit inconsciemment, soit exprès, il arrive par l’enfant, à établir un contact.

J.C. : Vous dites refuser toute signification symbolique, cependant il semble qu’il existe à l’extérieur, dans l’entourage des personnages, quelque chose de très violent. Est-ce que ça peut figurer une violence cachée de la société, et de la société allemande ?

W.W. : Cela correspond à l’histoire, et à la solitude des héros. Je ne trouve pas important de montrer pourquoi ils sont ainsi, mais plutôt juste qu’ils sont comme ça. Donc la raison de leur comportement est en rapport avec la proximité de la mort, et aussi avec la brutalité - pas exactement ressentie comme brutalité, mais comme hostilité de l’entourage, une hostilité pas spécialement dirigée contre les personnages, mais contre tout ce qui est vivant. Je n’y ai pas pensé, mais cela a peut-être un rapport avec l’Allemagne. Je crois que ce sera évident dans mon dernier film.


 

J.C. : En parlant de l’Allemagne, vous donnez de la campagne à la fois une image traditionnelle et à la fois très nue, très inhumaine.

W.W. : Il y a beaucoup à dire là-dessus. J’ai cherché très longuement les paysages, souvent plus longtemps que les acteurs. Pour moi, les paysages ne sont pas un décor, mais un élément actif comme les acteurs, et ils portent autant d’émotion. Les paysages de Faux mouvement, ils ont tous en eux la possibilité d’être beaux, d’être merveilleux, mais ils en ont seulement la possibilité, et, à cause de l’histoire, ces paysages sont horribles. Leur beauté est à deviner, ce qu’on voit est là brutalité de l’histoire, ce que l’histoire en a fait. Dans le paysage du Rhin, on voit très clairement comment ces paysages n’en sont même plus, à cause de l’histoire allemande et française.

J.C. : Et les objets ?

W.W. : Oui, c’est vrai pour L’Angoisse du gardien de but. Il a perdu le sens de la réalité et lentement, il essaie de retrouver le contact. Les objets jouent un grand rôle car on peut retrouver son identité à travers les objets. Il essaie de retrouver une relation au monde et pas de faire pitié. Ça lui est égal de savoir si la police vient ou non. Et les objets sont aussi importants que les gens.

Propos recueillis par Andrée Tournès
Munich, décembre 1975.
Jeune Cinéma n°94, avril 1976
Spécial Cinéma ouest-allemand


* L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty (Die Angst des Tormanns beim Elfmeter). Réal : Wim Wenders ; sc : W.W. & Peter Handke, d’après son roman (1970) ; ph : Robby Müller ; mont : Peter Przygodda ; mu : Jürgen Knieper. Int : Arthur Brauss, Kai Fischer, Erika Pluhar, Libgart Schwarz, Marie Bardischewski, Rüdiger Vogler, Edda Köchl, Michael Toost (Allemagne-Autriche, 1972, 101 mn).

* Alice dans les villes (Alice in den Städten). Réal, sc : Wim Wenders ; ph : Robby Müller ; mont : Peter Przygodda ; mu : Can. Int : Rüdiger Vogler, Yella Rottländer, Lisa Kreuzer, Edda Köchl, Ernest Boehm, Sam Presti, Lois Moran, Didi Petrikat, Hans Hirschmüller, Sibylle Baier (Allemagne, 1974, 110 mn).

* Faux Mouvement (Falsche Bewegung). Réal : Wim Wenders ; sc : Peter Handke d’après Goethe ; ph : Robby Müller ; mont : Peter Przygodda & Barbara von Weitershausen ; mu : Jürgen Knieper. Int : Rüdiger Vogler, Hans Christian Blech, Hanna Schygulla, Nastassja Kinski, Peter Kern, Ivan Desny, Marianne Hoppe, Lisa Kreuzer (Allemagne, 1975, 103 mn).



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