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Empire des sens (l’) (1976)
de Nagisa Oshima
publié le vendredi 19 mai 2017

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°96, juillet 1976

Sélection officielle de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1976

Sorties les mercredis 15 septembre 1976, 14 juillet 1993 et 19 mai 2017


 


Dans L’Empire des sens, Nagisa Ōshima part d’un fait divers ou plutôt d’une affaire criminelle qui date de 1936, et qui a eu, paraît-il, un grand retentissement en son temps. C’est l’histoire de Sada qui avait castré son amant et conservé pour elle son pénis.
Du fait lui-même, il n’atténue en rien le côté atroce, terminant son film sur l’image d’un corps mutilé et inondé de sang. Mais il retourne cette atrocité pour en faire le paroxysme d’un délire d’érotisme et comme le sacrement d’un amour fou. C’est pour atteindre au sommet de la jouissance que Kichizo accepte d’être étranglé et que Sada l’étrangle avant de trancher son sexe.


 

Il est fort difficile de décrire un tel film. Ou bien on ajoute des fioritures qui n’ont qu’un rapport lointain avec le film, ou bien on relate les faits avec la sécheresse d’un rapport médical. Dans les deux cas, ce qui est dit trahit ce qui est donné à voir. On voudrait donc se limiter à dire que le film entier, dans toute sa durée, montre le corps à corps de Sada et Kichizo, qu’il les montre avec la plus grande crudité, dans les positions les plus diverses - corps à corps inlassable où l’homme est en érection permanente, où la femme semble n’être jamais assouvie.


 

Les brèches à cette obsession érotique sont rares et étroites. Ce sont les témoins (fort à leur aise d’ailleurs) qui surgissent dans la chambre d’amour, c’est une parodie de mariage, une très brève promenade sur la plage, le séjour de Sada (pour l’argent) auprès d’un vieux proviseur. Mais aussi des épisodes plus mystérieux comme l’apparition d’un clochard, rallumé par la vue de Sada, ou d’une vieille geisha à laquelle Kichizo, avec l’accord de Sada, accorde quelques instants ses faveurs. Mais tous ces épisodes ne sont que de peu d’importance au regard du thème permanent : Sada et Kichizo faisant l’amour en quête d’une jouissance renouvelée et croissante.


 


 

On peut dès lors se demander par quoi L’Empire des sens surclasse de si haut la production érotique courante. C’est sans doute d’abord par la très grande beauté plastique qui écarte la trivialité : beauté des couleurs, insolite du cadrage, utilisation magistrale du décor. Nagisa Ōshima, qui jusque-là se disait indifférent à la beauté formelle de ses films, a dû sentir que cette fois elle était indispensable s’il voulait atteindre son but, et le film a été servi par un grand opérateur, Kenichi Okamoto. Mais c’est surtout le radicalisme, l’intransigeance du propos, la volonté toujours évidente d’aller jusqu’au bout, qui est gage de la sincérité de l’œuvre et qui fait qu’elle s’impose.


 

Pourtant cette sincérité, cette qualité du film n’interdisent pas non plus des réserves et des interrogations... La très grande place faite à l’érotisme n’est pas une chose nouvelle dans l’œuvre du cinéaste, qui a toujours revendiqué les droits du sexe. Mais jusque-là, dans La Pendaison (1968), dans Le Petit Garçon (1969), ou dans Une petite sœur pour l’été (1972), d’autres motifs coexistaient avec l’érotisme (1) : face aux vieilles traditions familiales, aux résidus du culte impérial, au mépris raciste pour les Coréens ou les Okinawaïens, la liberté du sexe était une force de libération. Elle était aussi un élément d’une morale révolutionnaire qui dépouillait ses oripeaux de puritanisme.


 

Nagisa Ōshima nous disait il y a dix ans : "À l’heure actuelle, un petit nombre de révolutionnaires pensent à la révolution totale par le biais du sexe et à la révolution sexuelle par la révolution". Il semblait admettre que, dans le domaine sexuel, "la situation où nous vivons est liée à une situation politique" (2). Dans ce film-ci, "l’empire des sens" semble une île heureuse hors du monde. Hors du temps, et c’est à peine si le bref passage dans la rue d’une colonne de soldats vient donner la date de 1936. Hors de tout contexte social car la place de Sada et Kichizo dans la société semble sans importance. C’est pourquoi le film n’a pas de portée révolutionnaire, pas de pouvoir libérateur. L’Empire des sens ne pourra jamais être, hélas !, un nouvel Âge d’or.

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°96, juillet 1976

* Cf. aussi "Entretien avec Nagisa Oshima", Jeune Cinéma n°96, juillet 1976.

1. "À partir de La Pendaison," Jeune Cinéma n°42, novembre-décembre 1969.

2. "Entretien avec Nagisa Oshima", Jeune Cinéma n°42, novembre-décembre 1969.


L’Empire des sens (Ai no korīda). Réal, sc : Nagisa Ōshima ; ph : Kenichi Okamoto & Hideo Itō ; mont : Keiichi Uraoka & Patrick Sauvion ; mu : Minoru Miki. Int : Eiko Matsuda, Tatsuya Fuji, Aoi Nakajima, Yasuko Matsui, Meika Seri, Kanae Kobayashi, Taiji Tonoyama, Kyôji Kokonoe, Naomi Shiraishi (France-Japon, 1976, 108 mn).



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