par Lucien Logete
Jeune Cinéma n°363 décembre 2014
Sortie le mercredi 14 janvier 2015
Les choses vont vite.
À peine le bilan positif du nouveau cinéma français était-il effectué par René Prédal dans notre numéro de printemps ("Qu’est-ce que la NNV ?", n° 359) que la marée du Festival de Cannes venait déposer sur notre rivage une fournée de titres dus à des cinéastes inconnus : la bande des trois de Party Girl - Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Thiess -, Fabianny Deschamps (New Territories), Pascal Tessaud (Brooklyn), Thomas Cailley (Les Combattants), Ioannis Nuguet (Spartacus et Cassandra).
Non compris ceux qui auraient mérité la sélection dans quelque section : Lili Rose (Bruno Ballouard), Tristesse Club (Vincent Mariette), Fidelio, l’odyssée d’Alice (Lucie Borleteau) ou Qui vive (Marianne Tardieu). Il ne s’agit plus de frémissements, mais d’un véritable mouvement de fond.
Mouvement qui ne doit rien à une école ou à une tendance.
Rien de commun entre, par exemple, la facture relativement classique de Tristesse Club, l’invention plastique de New Territories et la narration haletante de Brooklyn, pour s’en tenir à des titres déjà cités.
Sinon une façon manifeste d’être de son temps, qui tient à… À quoi d’ailleurs ?
Peut-être à l’intensité du regard posé sur le triste moment historique actuel, intensité plus sensible que définissable.
Laissons à ces œuvres le temps de déposer, la clarification, pour demeurer dans les métaphores vinicoles, viendra d’elle-même. Et, avant la mise en cave, René Prédal nous en extraira bientôt le premier jus.
Cyprien Vial a sa place dans ce courant.
Et pas seulement parce que le scénario de son Bébé Tigre a eu pour "consultantes" ses anciennes condisciples de La Fémis, Marie Amachoukeli (cf. supra) et Céline Sciamma, dont on sait désormais le rang qu’elle occupe dans le jeune cinéma français.
Mais parce qu’il joue, comme nombre de cinéastes de sa génération (Jean-Charles Hue avec Mange tes morts, Armel Hostiou avec Stubborn, Boris Lojkine avec Hope) sur la porosité entre la fiction et la réalité.
Une fois posée la situation initiale - un adolescent indien arrive clandestinement à Paris -, tout ce qui survient est étayé par des éléments bien réels.
Si l’on est aussi captivé par les "aventures" de Many, qui n’ont pourtant rien de profondément neuf, le cheminement étant balisé, c’est parce que la musique de vérité qui y résonne ne trompe pas. Il y a du "point de vue documenté" là-dessous.
S’il arrive en France en suivant les réseaux de l’immigration souterraine, Many ne se cache pas : une loi récente (mai 2013) permet aux étrangers de moins de 18 ans parvenus sur le territoire d’être pris en charge - logement, éducation - par l’Aide sociale à l’enfance, jusqu’à leur majorité et même au-delà (avouons que sans Bébé Tigre, nous aurions continué à ignorer cette situation).
Un éducateur spécialisé, une famille d’accueil, une classe de collège adaptée, une juge pour contrôler l’évolution des choses, rien ne devrait contrarier son trajet pour trouver une place dans ce monde nouveau, puisqu’il ne vit pas dans l’angoisse quotidienne d’être débusqué.
Sinon un écueil : le passage d’un continent à l’autre ne s’est pas effectué gratuitement et la dette contractée par ses parents auprès des passeurs doit être remboursée. Ce qui ne peut se faire que par du travail au noir, activité peu appréciée par l’administration - et c’est là que revient l’aspect clandestin. Il faut tenir, s’adapter, jouer sur tous les tableaux offerts, même illégaux.
L’approche du cinéaste n’est pas démonstrative.
Ni didactisme, ni débagoulage de bon sentiment - comme Marie-Castille Mention-Schaar vient d’en offrir la caricature avec Les Héritiers, quoique "reposant sur des faits réels".
Many, superbement interprété par Harmandeep Palminder - bien que parler d’interprétation soit abusif tant il semble justement ne pas jouer -, est un étrange personnage, à la fois secret et ouvert, pudique et expansif, docile et coléreux. Bref, un adolescent. Prêt à tout, être méritant, travailler comme une bête, pour s’intégrer, mais également capable de trahir son passeur, en définitive pas si méchant que ça, pour assurer sa situation. Le monde de 2014 n’est pas celui des bisounours, il devra y faire son trou - le titre est explicite.
Le filmage est sec, le montage précis, le rythme court, le développement elliptique. Pas de temps mort dans ces 87 minutes extrêmement tendues, sans gras, dans lesquelles le regard "behaviouriste" n’interdit pas l’épaisseur : les personnages sont suivis au plus près - au point que l’on pourrait croire parfois à l’improvisation si Cyprien Vial ne nous certifiait, dans l’entretien qui suit, une préparation soignée -, et chacun existe pareillement, même s’ils n’apparaissent que brièvement, au détour d’une séquence, la juge, les parents d’accueil ou la propriétaire de l’appartement en travaux.
La parenté de facture avec Bande de filles est grande (conséquence des ateliers suivis ensemble à La Fémis ?) - même regard attentif, même refus de juger, même aisance à situer le contexte social -, sans le côté constamment frénétique qui rend parfois le film de Céline Sciamma si essoufflant.
Un cinéaste est né ? Assurément. Attendons la suite.
Lucien Logette
Jeune Cinéma n°363 décembre 2014
Bébé Tigre. Réal, sc : Cyprien Vial ; ph : Pierre Cottereau ; mont : Albertine Lastera ; déc : Sophie Reynaud-Malouf ; mu : Léonie Pernet. Int : Harmandeep Palminder, Vikram Sharma, Élisabeth Lando, Bilal Baggad, Billèl Brima, Karim Leklou, Marie Berto, Aurore Broutin, Gérard Zingg (France, 2014, 87 mn).