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Milieu du monde (le) (1974)
de Alain Tanner
publié le samedi 22 octobre 2022

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°82, novembre 1974

Sortie le mercredi 11 septembre 1974


 


Charles mort ou vif puis La Salamandre, (1) mettaient en scène une remise en question. Dans la routine de la vie, quelque chose se bloquait, on s’arrêtait... De faire l’industriel, de faire l’ouvrière. Retour d’Afrique montrait deux personnages au cœur déjà de leur arrêt. Et ils mettaient en question non la rupture mais la forme de cette rupture. Le jeune couple renonçait finalement à vivre le changement ailleurs. C’était ici, en Suisse, qu’ils allaient prendre le départ, tout de suite, qu’ils allaient faire un enfant dans le dos du vieux monde. Mais une nouvelle mise en question freinait l’optimisme du dénouement : celle de leur rôle respectif. Qui va prendre la voiture pour revenir à la maison, qui va quitter son boulot pour s’occuper du bébé ? Et comme il n’y avait aucune "raison" de trancher, on posait vraiment la question en tirant au sort.
C’est cette même liaison entre les rapports sociaux et les rapports privés qu’on retrouve dans Le Milieu du monde, très proche finalement des trois premiers films.


 


 

C’est, cette fois-ci, le constat d’un échec, l’impossibilité de changer soi et les choses. Le jeune industriel encore proche de ses origines paysannes, lancé depuis peu dans le jeu électoral, croit qu’il va vivre autrement quand il rencontre une jeune italienne serveuse dans un café. L’adultère est encore scandaleux. Il met en danger sa carrière politique, sa famille, sa réputation. Ils vivent un temps au cœur de leur chambre. Puis elle rompt sans dire pourquoi quand, justement, il décide de l’épouser. Il ne comprend pas ; il lui donnait tout ce qu’elle voulait : caméra, voyages, maison. La copine du bistrot non plus ne comprend pas. Il allait l’épouser ? Il ne lui demandait pas au lit des choses bizarres ? Il n’avait personne d’autre ? Alors ?


 


 

Alors, comme dit Alain Tanner, c’est que le jeune industriel veut bien changer, mais pas "verser ". Comme Charles qui balançait sa voiture dans le lac, il balance, lui, sa campagne électorale et sa famille. Mais pas sa vie d’industriel, pas son pouvoir. Il se conduit avec elle, non en patron - il est gentil, attentif, doux - mais en ingénieur qui programme, qui sait tout, qui explique. Comme la fille de Retour d’Afrique qui a besoin d’échapper à la chambre pour aller regarder la ville, elle vit une journée sans lui. Elle prend l’autobus et regarde les gens. Un vieux type lui tend un couteau pour peler son orange... À son retour, c’est fini.


 


 

Un film pessimiste donc sur "la difficulté de se parler, sur le silence, sur l’impossibilité de faire quoi que ce soit dans un pays comme le mien". On pense au couple de ce film brésilien O desafio, qui, dans le désarroi du coup d’État, ne pouvait plus s’aimer. Les personnages se retrouvent chacun à l’usine. Il fait bosser les types, elle bosse sans renâcler. Un patron comme un autre, une ouvrière comme les autres. Normalisés. Séparés.


 


 

À cette histoire volontairement banale qui raconte de manière linéaire une rencontre, une passion, une séparation, Alain Tanner a collé » une ouverture didactique. On voit un instant l’appareil de prise de vue et une voix off dit : "C’était le temps de la normalisation" - phrase reprise à la fin, où elle gêne et irrite certains. C’est pour "casser la narration", réveiller le spectateur avant le retour à la lumière.
Cette fonction d’éveil, de mise en alerte, le cinéaste l’accomplit aussi en morcelant le film, en allongeant des temps lents, en coupant les scènes d’action avant leur résolution. Ainsi, le rythme du film va à contre-courant du rythme de l’histoire.


 


 

Autre manière aussi d’alerter : de longs plans fixes de la campagne, toujours le même paysage horizontal avec une rangée d’arbres. Ce paysage change au gré des saisons et ponctue l’histoire du couple. L’immobilité du paysage souligne l’agitation du personnage masculin, toujours courant, toujours en voiture, casant comme il peut ses rendez-vous intimes dans sa vie occupée. Mais quand Alain Tanner filme la grande coulée de colza jaune, insolite dans le février du coupe, c’est bien un mouvement qui s’amorce, le rappel d’un ailleurs, le rappel qu’ailleurs ça pousse et qu’ici, peut-être, dans un autre temps, ça poussera, en tout cas, ça peut pousser.
Présence donc d’utopie dans l’immobilisme du présent, liaison du privé et du social dans les rapports quotidiens, rappel discret de la présence du cinéaste : un film très simple et significatif.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°82, novembre 1974

1. "Charles mort ou vif" (1969), Jeune Cinéma n°42, novembre-décembre 1969 ; "La Salamandre" (1971), Jeune Cinéma n°58, novembre 1971 ; "La Salamandre, rebond", Jeune Cinéma n°287, janvier 2004.

2. Retour d’Afrique, Jeune Cinéma n°73, septembre 1973.


Le Milieu du monde. Réal : Alain Tanner ; sc : A.T. & John Berger ; ph : Renato Berta ; mont : Brigitte Sousselier ; mu : Patrick Moraz ; déc : Serge Ettee. Int : Olimpia Carlisi, Philippe Léotard, Juliet Berto, Denise Péron, Jacques Denis, Roger Jendly, Gilbert Bahon, Pierre Walker, Paul Paquier, Adrien Nicati (France-Suisse, 1974, 115 mn).



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