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Tanner, Alain (1929-2022) (e)
Entretien avec Michel Boujut
publié le lundi 12 septembre 2022

"L’objectivité empêche le pari sur l’avenir"

Rencontre avec Alain Tanner (janvier 1972)
Jeune Cinéma n°60, janvier 1972


 


Jeune Cinéma : Quel a été le rôle du cinéma dans ton enfance ou ta prime jeunesse ?

Alain Tanner : J’avais quinze ans à la fin de la guerre, et la découverte du cinéma, ce fut pour moi tout d’abord le néo-réalisme italien, les premiers films que je voyais avec une minimum de réflexion, c’était ceux de Giuseppe De Santis, Vittorio De Sica, Alberto Lattuada. Un peu après, il y eut le film noir américain, les premiers film avec Humphrey Bogart. C’est le mélange des deux qui a dû faire pschitt !

J.C. : Par la suite, tu as acquis ce qu’on appelle une culture cinématographique...

A.T. : En fait, j’allais voir tout ce qui passait. Jusqu’à l’époque, en 1951, où je me suis occupé, avec Claude Goretta, du ciné-club universitaire de Genève. Là, nous avons rencontré des cinéastes comme Georges Rouquier, Pierre Prévert et Georges Franju. C’était un contact un peu plus direct avec le cinéma. Parallèlement, j’écrivais quelques articles sur les films que j’aimais, ceux de Jean Rouch ou de Henry Brandt.


 


 

Puis, en 1955, je suis parti pour Londres. En Suisse, à l’époque, le cinéma faisait partie du domaine du rêve. J’avais envie de faire du cinéma sans vraiment trop y croire, et j’ignorais tout des conditions de travail. En Angleterre, c’était le début du mouvement du "Free cinema" (1), du nouveau théâtre, des jeunes romanciers en colère... Un climat extrêmement vivant et favorable y régnait, tout entier dirigé contre l’establishment. J’ai pu travailler à la Cinémathèque de Londres, où Claude Goretta est venu me rejoindre. Ensemble, nous avons réalisé Nice Time, un court métrage sur la vie nocturne à Piccadilly Circus.


 

Puis je suis entré à la B.B.C. comme assistant-réalisateur, participant à des reportages sur le pays industriel, notamment. Une rencontre essentielle pour moi fut celle des gens du Free cinema, Lindsay Anderson, surtout, chez qui j’ai vécu pendant deux ans, et aussi Karel Reisz. Ce fut vraiment pour moi l’amorce d’un destin : ce que je voulais, c’était bel et bien faire du cinéma. Le free cinema représentait un mode de pensée autre. Jusque-là, j’avais été nourri surtout par les surréalistes. En Angleterre est venu se greffer quelque chose de nouveau : un humanisme plus ancré dans la réalité, moins abstrait. Mon permis de travail ne m’ayant pas été renouvelé, j’ai dû quitter l’Angleterre.
Je suis allé à Paris comme assistant sur des films commerciaux. Je n’y ai rien appris : c’était l’autre face du cinéma. De retour en Suisse, en 1960, j’ai tourné un film sur Charles Ferdinand Ramuz, avec Franck Jotterand. Ont suivi un film de commande sur l’architecture scolaire, puis, en 1963, Les Apprentis, aboutissement d’un compromis qui fut un bide. À ce moment-là, j’étais loin de penser à un cinéma de fiction - marqué que j’étais par les expériences documentaires de la B.B.C. et du free cinema, et par une volonté très nette de raconter la réalité.


 

J.C. : C’est à ce moment-là que tu es entré à la Télévision suisse romande ?

A.T. : Oui, c’est-à-dire en 1964. La télévision commençait à développer ses techniques de cinéma léger. Je ne me suis jamais considéré comme un homme de télévision, cela dit, dans la mesure où contrairement à beaucoup de mes camarades - Michel Soutter entre autres -, je ne suis pas passé par les émissions en direct ni par les dramatiques. Passionné par les techniques du cinéma léger, j’ai tout naturellement commencé par le film. Il y avait des possibilités de travail dans le reportage, avec une équipe légère dotée de la Coutant (2). Tout un monde à explorer. Cela me suffisait. Pour "Continents sans visa", qui était souvent co-produit avec "Cinq colonnes", je suis allé très souvent en Angleterre, pays que je connaissais bien. En cinq ans, j’ai réalisé une quarantaine de sujets pour le Département de l’Information. Il y eut aussi la série "Aujourd’hui", qui m’a donné la possibilité d’approfondir les techniques T.V. L’émission que nous avons faite ensemble sur le peintre jurassien Claudévard est sans doute celle qui m’a permis d’aller le plus loin dans l’exploration de ce langage.


 

J.C. Précisément, ton langage, ta démarche, comment les définis-tu ?

A.T. : Deux choses. L’aspect technique - pour trouver les meilleures solutions. Mais aussi un aspect beaucoup plus subjectif. Je t’explique. Si je suis détaché du reportage d’information politique, c’est en partie à cause du problème de l’objectivité. Pour le réalisateur, la neutralité, l’objectivité, s’accorde parfois assez mal avec l’expression - qui est son travail. L’objectivité peut être aussi un paravent qui permet d’éviter une véritable analyse de la réalité. On ramasse des informations, on les assemble et on les donne, en pesant le pour et le contre. On mélange tout et on renvoit tout le monde dos à dos. Tout le monde a raison et tout le monde a tort. La recherche de la vérité peut prendre différents chemins, mais la vérité, par définition, est unique.
Or, à la télé, on ne peut jamais la dire, cette vérité. On exprime toujours deux vérités. On brouille les cartes. J’ai fini par trouver insuffisante cette présentation neutre des choses. D’autre part, il me semble plus intéressant de savoir ce que les choses devraient être plutôt que ce qu’elles sont. Le recours à l’objectivité empêche ce pari sur l’avenir : on vote au ras du sol.
Car, chez nous, on a peur de l’avenir, on n’a aucune "vision". Alors que tout ou presque est à réinventer, nous courons derrière les événements.

Dans une situation où domine le conservatisme moral le plus plat, l’objectivité finit statistiquement par donner la primauté à la majorité silencieuse qui, comme son nom l’indique, n’a justement rien à dire. Or, la démocratie est un système politique, pas un système d’expression visuelle. Par ailleurs, je me sentais peu apte, dès cette époque, à filmer les gens malgré eux et comme à leur insu, des gens moyens ou médiocres, pour exprimer quelque chose. C’est pourquoi dans les "Aujourd’hui" que j’ai réalisés, j’ai choisi des gens que non seulement j’aimais, mais qui me permettaient de m’exprimer, moi. Ce fut notamment le cas avec Mike, le physicien, le Docteur B..., médecin de campagne, le peintre Claudévard, le garçon du buffet de deuxième classe de la gare de Lausanne... Je les utilisais, d’un commun accord, pour dépasser l’aspect neutre du simple reportage. La Salamandre (1971), plus encore que Charles mort ou vif (1969), c’est le fruit de mes expériences à la télé.

J.C. : Et plus particulièrement de ces portraits de la série "Aujourd’hui" ?

A.T. : Oui, car tous ces personnages qui m’ont permis de m’exprimer à travers eux m’ont fait déboucher sur cette évidence : j’avais besoin maintenant d’inventer des personnages. La fiction vous rend mille fois plus libre. Arrive pourtant un moment où l’on s’aperçoit qu’on est coincé dans ses propres limites, en tant qu’artiste : imagination, pouvoir créateur. Quand on se trouve devant la réalité, il faut la regarder, la respecter, la faire par !er, l’organiser. Avec la fiction, rien n’existe, il faut tout faire, et on retombe dans sa propre subjectivité.


 

J.C. : Charles mort ou vif, (3) outre le fruit de ton expérience T.V., est né, je crois, de ta découverte de Mal 68 ?

A.T. : En effet, mon reportage sur Mai 68 pour la Télévision romande fut le dernier avant le tournage de Charles mort ou vif. Inévitablement, il y eut des références, un écho assez profond dans un scénario que j’ai commencé à écrire en juin. Un scénario facile, au demeurant : un homme qui change de peau. Et puis voilà que, tout à coup un pays essaie lui aussi de changer de peau... Finalement, je me suis rendu compte que Mai 68 était plus un événement théâtral que politique. Un gigantesque happening dans la rue. Des gens jouaient la révolution, peut-être une répétition générale. J’ai fais Charles mort ou vif très spontanément, et il est tombé au bon moment.

J.C. Tu ne t’attendais pas à pareil succès.

A.T. : Je ne m’attendais à rien du tout. Je tentais une expérience. Les portes de la distribution nous étaient fermées. Nous n’avions pas d’argent. J’espérais une petite sortie en salle et une diffusion à la télé. Aujourd’hui, je me rends compte que ce film a débloqué une situation : les autres cinéastes osent maintenant faire leurs films. Dans Charles, il y avait un ton grâce auquel !es spectateurs étaient accrochés, un peu malgré eux. Et puis, François Simon a joué un rôle considérable dans ce succès. La carrière du film se poursuit d’ailleurs. Cet automne, il sort en Allemagne et au Canada, et une nouvelle sortie est prévue en France dans les circuits scolaires.


 

J.C. : T’es-tu jusqu’à présent senti à l’aise avec les moyens de production qui sont ceux du Groupe 5 (4) ?

A.T : C’est évidemment une formule idéale par rapport à la situation dans laquelle nous nous trouvions précédemment. Cela dit, elle nous oblige à travailler avec des bouts de ficelle. Mais mon cinéma s’accommode assez bien du manque de moyens. C’est le temps qui manque : quatre semaines pour Charles mort ou vif, six pour La Salamandre.

J.C. : La Salamandre (5) est-elle un prolongement de Charles ?

A.T. : Un prolongement de la démarche de Charles, où bien des choses étaient faites intuitivement. Ici, j’ai poursuivi mon propos de manière plus structurée. Tout est basé sur des contraires. Le vraisemblable et l’invraisemblable sont étroitement mêlés. C’est une façon de maintenir en éveil le spectateur en le conduisant sur de fausses pistes. Il existe un jeu constant entre des niveaux de lecture différents. Toute ma démarche est là : arriver à être didactique sans l’être, à passer du discours à la gaudriole, avec des ruptures de ton afin qu’un nouveau fil de tension s’établisse. La Salamandre n’est pas un film abstrait : l’histoire existe bel et bien et peut se lire au premier degré. Simplement, je montre la réalité à travers différentes facettes. À une certaine distance, cela correspond peut-être au tempérament du Suisse romand, assez introspectif, peu enclin à tailler dans la chair vive de la réalité.


 

J.C. Quel a été le point de départ pour ce film ?

A.T. : Je suis parti à la fois d’une réflexion théorique et d’expériences réelles. C’était une histoire d’une vingtaine de pages dont je n’étais pas satisfait. Je l’ai montrée à mon ami John Berger. Je lui ai raconté les personnages. Il a pris des notes. Et a écrit vingt pages de son côté, en nouant les nœuds. Son apport fut essentiel, car dès lors le squelette du film était en place. J’ai ensuite travaillé seul scènes et dialogues.

J.C. : Dans le tournage d’un film à quoi accordes-tu le plus d’importance ?

A.T. : Aux personnages, à la direction d’acteurs. Tournant en 16 mm destiné à être gonflé, nous employons une pellicule lente qui demande beaucoup de lumière. Nous tournons en décors naturels avec projecteurs. Nous sommes donc très limités sur le plan des possibilités techniques. Je ne prévois pas de travelling sur rail. J’écris une liste de dialogues. J’arrive sur le lieu de tournage et nous étudions les conditions sur place. Je ne me désintéresse pas pour autant de la mise en scène, mais je sais que nos choix sont limités. La Salamandre est filmée à 90 % par une caméra sur pied qui ne bouge pas. La plastique, la composition du plan m’intéresse moins que le rapport des plans entre eux.


 


 

J.C. : Pourquoi cette fois Bulle Ogier ?

A.T. : J’avais les deux acteurs : Jean-Luc Bideau et Jacques Denis. Mais je ne suis pas arrivé à trouver en Suisse le personnage de Rosemonde. Elle est le centre du film. Tout vient à elle, tout part d’elle. Il fallait quelqu’un qui tienne le coup. C’est à ce moment-là que j’ai vu L’Amour fou de Jacques Rivette, avec Bulle Ogier. J’ai été très impressionné par sa performance. Elle n’était pourtant pas du tout le personnage que j’avais imaginé. Mais elle me semblait avoir le personnage derrière la tête, dans les yeux, dans le comportement. Ne m’intéressant pas au cinéma réaliste, je pouvais prendre un risque.
Son rôle est celui d’une fille de vingt-cinq ans qui vient de la campagne mais vit depuis longtemps déjà à la ville chez son oncle. Elle bricole de place en place, fait un peu la boniche chez son oncle avec lequel elle ne s’entend pas. Un ou deux ans avant que commence l’histoire, il y a eu un fait divers. L’oncle a été blessé par une balle de fusil militaire, le sien. Il n’y a pas eu de témoins, mais il prétend que c’est sa nièce qui lui a tiré dessus. Elle affirme au contraire qu’il s’est blessé en nettoyant son fusil. Non-lieu, l’histoire a été enterrée. Deux types reprennent après coup l’histoire pour écrire un scénario de film : un journaliste et un écrivain. Dès le départ, ils auront une attitude complètement différente. Le journaliste va vouloir mener une enquête, l’autre s’y oppose, posant un postulat de départ : c’est la fille qui a tiré pour telle ou telle raison. À quelques détails près, cela se trouvera être la vérité...

J.C. : Après ces deux expériences cinématographiques, la télévision t’intéresse-t-elle encore ?

A.T. : Oui, mais sous certaines conditions. Encore faudrait-il qu’elle comprenne qu’on ne peut passer son temps à foncer tous azimuts sans avoir le loisir de réfléchir à son travail. Ce qui me semble maintenant capital, et que j’ai appris avec mes films, c’est qu’il ne sert à rien d’avoir a priori des choses à dire. Il ne faut surtout pas prendre le problème à l’envers : on aboutit forcément à la chose à dire. La réflexion doit se faire au départ sur le langage. Inévitablement. en travaillant sur le langage, on touche au contenu. Le langage, c’est le contenu.

J.C. : Tu prépares actuellement un troisième long métrage ?

A.T. : Un film pour le Groupe 5 qui ne tient encore que sur deux pages. J’aimerais pouvoir le tourner en février-mars 1972, mais je suis en retard sur mon programme. Étant mon propre producteur, je dois m’occuper de tout, distribution, contrats, comptes, copies, et une énorme correspondance. Tout cela me paralyse. Un avantage, pourtant : le cinéma est un tout, aussi bien au niveau de la production que de la diffusion des films. En faisant tout soi-même, on est au centre des vrais problèmes. Les conditions du système sont tellement pourries, partout, que faire un film tout seul est finalement une entreprise assez salutaire. Et nécessairement politique. (6)

Propos recueillis par Michel Boujut
Jeune Cinéma n°60, janvier 1972

1. "Le Free Cinema (1956-1963)", Jeune Cinéma n°19, décembre 1966-janvier 1967.

2. La Coutant, du nom de son créateur André Coutant (1906-1983), est apparue en 1962. C’est une caméra 16 mm légère et silencieuse, la première qui permet de synchroniser images et son. Elle a révolutionné le cinéma direct.

3. "Charles mort ou vif", Jeune Cinéma n°42, novembre-décembre 1969.
Le film, Sélection officielle de la Semaine de la critique, 8e édition au Festival de Cannes 1969, a obtenu le Léopard d’or au Festival de Locarno 1969.

4. Le Groupe 5 a été fondé en 1968, avec Michel Soutter, Claude Goretta, Jean-Louis Roy et Jean-Jacques Lagrange, remplacé, en 1972, par Yves Yersin. 50% des budgets sont à la charge de la télévision et 50% sont des capitaux privés.

5. "La Salamandre", Jeune Cinéma, n°58, novembre 1971.
Cf. aussi "La Salamandre, rebond", Jeune Cinéma n°287, janvier 2004.

6. Cf. "Le cinéma de Suisse romande", par Alain Tanner, Jeune Cinéma n°54, avril 1971.


* Charles mort ou vif. Réal, sc : Alain Tanner ; ph : Renato Berta ; mont : Sylvia Bachmann ; mu : Jacques Olivier. Int : François Simon, Marcel Robert, Marie-Claire Dufour, André Schmidt, Maya Simon, Jean-Luc Bideau, Francis Reusser (Suisse, 1969, 93 mn).

* La Salamandre. Réal : Alain Tanner ; sc : A.T. & John Berger ; ph : Renato Berta & Sandro Bernardoni ; mont : Brigitte Sousselier & Marc Blavet ; mu : Patrick Moraz. Int : Bulle Ogier, Jean-Luc Bideau, Jacques Denis, Véronique Alain, Daniel Stuffel, Marblum Jequier, Marcel Vidal, Dominique Catton, Violette Fleury, Mista Préchac, Pierre Walker, Janine Christoffe, Guillaume Chenevière, Claudine Berthet, Michel Viala, Jean-Christophe Malan, François Simon (Suisse, 1971, 124 mn).



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