home > Festivals > Cannes (né en 1946) > Cannes 2016 > Cannes 2016. Panorama-Bilan
Cannes 2016. Panorama-Bilan
Cannes 69e édition (11-22 mai 2016)
publié le vendredi 8 juillet 2016

Festival de Cannes 2016, 69e édition (11-22 mai 2016)

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°374, été 2016


 

Voir aussi les sections parallèles :
* Semaine de la critique
* Quinzaine des réalisateurs
* ACID


Chaque année, la question se pose : comment rendre compte de Cannes ?
Comment appréhender la bonne centaine de films présentés, toutes catégories confondues ?
Comment définir une thématique identifiable, une tonalité particulière, qui permette de dater de façon précise le millésime dans nos souvenirs ?
Tâche ardue, à laquelle quelques-un s’attellent régulièrement, mais qui semble bien vaine : les tendances ne sont perceptibles qu’avec le recul, le souvenir d’un festival n’est jamais celui d’un ensemble, toujours celui d’un ou de plusieurs films. Et prière de se méfier des impressions globales - une année terne, une sélection brillante -, juste bonnes à étonner les lecteurs du futur.

Nous y pensions en lisant par hasard le n° 108 (juin 1960) des Cahiers du cinéma, qu’un effondrement causé par la tectonique des piles avait ramené à la lumière.
L’envoyé spécial sur le front cannois y déclarait : "J’ai vécu cette semaine, cinématographiquement parlant, dans une sorte de grisaille et d’ennui. J’en veux beaucoup au comité de sélection, etc."
Un regard sur la liste des films présentés donnait la mesure de sa souffrance : il n’y avait, en cette année 1960 que L’Étrange Obsession de Kon Ichikawa, La Jeune Fille de Luis Buñuel, La Source de Ingmar Bergman, Le Trou de Jacques Becker, La Ballade du soldat de Grigori Tchoukhraï, Moderato cantabile de Peter Brook, De la veine à revendre de Andrzej Munk, L’Amérique insolite de François Reichenbach, La dolce vita de Federico Fellini et L’avventura de Michelangelo Antonioni. On comprend la déception du pauvre Jean Domarchi, contraint d’ingurgiter une potion aussi fade.

Méfions-nous donc de nos réactions à chaud, ou même à tiède. Sans remonter aux calendes, certains comptes rendus du festival 2015 par les préposés de grands quotidiens ou hebdomadaires, relus un an plus tard, laissent rêveur, quant à la capacité d’auto-aveuglement ou la soumission aux courants porteurs des meilleurs d’entre nous.
Les mises au pinacle ou les exécutions sans recours font aujourd’hui sourire - le vrai public a, depuis, pu en vérifier le bien ou le mal-fondé, ce vrai public qui ne se laisse plus si facilement abuser par le label "chef-d’œuvre", si généreusement attribué. (1)
Mais puisqu’il n’y a pas moyen d’attendre plusieurs mois, le temps d’une digestion raisonnée, pour dire ce que fut cette 69e édition, tentons d’en esquisser le panorama.

 

La compétition

 

Même si, dans l’absolu, la distribution de lauriers officiels n’est pas notre préoccupation principale, dans le relatif, il faut bien faire avec celui de Cannes, qui s’inscrit dans l’Histoire en lettres d’or sur fond d’ivoire.
Une constatation immédiate : le palmarès 2016 ne reflète que de loin le sentiment général. Si l’on prend le tableau des "étoiles de la critique" fourni quotidiennement par Le Film français, trois des quatre films les plus marquants ont échappé au jury : si ,Baccalauréat de Cristian Mungiu a récolté le prix de la mise en scène, ni le superbe Toni Erdmann de Maren Ade (qui fut, comme nous le prévoyions dans le dernier numéro, l’événement de la décade), ni Julieta de Pedro Almodovar, ni Ma Loute de Bruno Dumont, qui avaient recueilli le plus grand nombre d’étoiles, n’ont été récompensés.
Nous ne plaindrons pas le sort de ce dernier film, dont on lira plus loin une analyse dont nous partageons totalement les conclusions (et même au-delà), ni celui de Pedro Almodovar, qui n’a plus besoin d’être découvert. En revanche, la reconnaissance suprême pour l’ébouriffant Toni Erdmann aurait eu singulière allure : outre d’être la seconde palme féminine après Jane Campion, il lui aurait assuré une audience que la sortie, prévue le 17 août 2016, ne garantit guère.

Rien à reprocher pour autant à Moi, Daniel Blake, dans lequel Ken Loach retrouve sa grande inspiration batailleuse, un peu en sommeil depuis It’s a Free World (2007). Quelques beaux esprits pourront toujours lui reprocher de manquer de style, de préférer l’efficacité à la manière, il n’empêche : lorsqu’il a quelque chose à dire et à défendre, il le fait, dans l’urgence et sans atermoiements. Et si nous nous sommes surpris à avoir l’œil humide en fin de projection, comme jadis pour Ladybird, c’est parce que son propos sonne juste et qu’il ne s’agit pas d’une posture. Il n’y eut guère que Les Inrocks pour ne pas marcher, ce qui ne nous étonne pas, et Télérama, qui décidément nous étonnera toujours.

Le jury, pour bien montrer ses distances, a choisi de distinguer les mal-notés : Personal Shopper de Olivier Assayas, American Honey de Andrea Arnold, Ma’Rosa de Brillante Mendoza, tous pourtant en bas de classement. Avec des attributions étranges : un co-prix de la mise en scène pour le premier film, alors qu’il méritait un prix d’interprétation pour Kirsten Stewart ; un prix du jury, spécial abonnée (c’est son troisième), pour la réalisatrice anglaise ; un prix d’interprétation pour Jaclyn Jose, qui a pourtant bien du mal à nous faire croire à son personnage.
On n’ergotera pas devant les deux prix réservés au Client, parce que le film de Asghar Farhadi est de qualité, mais il est permis de les trouver un peu lourd, l’interprétation de Shahab Hosseyni étant solide, sans plus, et le scénario empruntant forcément beaucoup à Arthur Miller.
Quant à Xavier Dolan, une nouvelle vision de Juste la fin du monde en a accentué les détails irritants, la théâtralité et le surjeu imposé à ses participants, de la même nature excessive que les émois de l’auteur lors de la remise de son Grand prix. Nous y reviendrons lorsque nous serons parvenus à démêler sincérité et pose chez ce remuant prodige.

Pour le reste de la compétition, si les frères Dardenne, avec La Fille inconnue, ont prouvé leur capacité à ne pas se renouveler et Nicolas Winding Refn ( The Neon Face ) à creuser le même sillon dans le champ de la vacuité, il faut reconnaître que Paul Verhoeven, perdu de vue depuis Black Book il y a dix ans, a conservé un punch remarquable. Elle est un thriller de grande cuvée, de ceux qui vous mettent tout du long mal à l’aise, aussi impressionnant par sa mise en espace que par les abîmes psychologiques qu’il fait entrevoir. Isabelle Huppert est éblouissante, au-delà d’un prix d’interprétation qui ne signifierait plus grand-chose à ce niveau. L’excellent Paterson de Jim Jarmusch et Mal de pierres de Nicole Garcia ont été bien accueillis, ce qui n’était pas joué d’avance pour le second - notre coup de cœur de la compétition.

Regrettons que Mademoiselle de Park Chon-wook n’ait remué ni le jury ni la critique : il s’agit pour nous d’un sommet, sur les trois plans du scénario, de la réalisation et de l’interprétation (les deux héroïnes, Kim Min-hea et Kim Tae-ri, renvoient les protagonistes de La Vie d’Adèle en classe de perfectionnement), où l’on peut retrouver, en vrac, des traces de Sade, de Bataille et de Borgès ; on en lira plus loin une première approche, qui sera développée au moment de la sortie. Le palmarès n’a retenu ni Loving de Jeff Nichols, ni Sieranavada de Cristi Puiu. L’un et l’autre cinéaste sont pourtant à leur meilleur, Nichols dans une narration moins flamboyante que d’habitude, mais d’une précision et d’une honnêteté remarquables, Puiu poursuivant ses descriptions au scalpel - les presque trois heures qu’il nous fait passer dans l’appartement de Bucarest, digne parfois de la cabine des Marx de Une nuit à l’Opéra, sont un régal de comique désespéré.

 

Un certain regard

 

Le jury de la section, drivé par Marthe Keller, a émis un verdict aussi surprenant que celui conduit par George Miller, en attribuant le Grand prix à Juho Kuosmanen et à son The Happiest Day in the Life of Ollo Mäki. Non que cette chronique d’un boxeur finlandais en attente de son combat pour le titre mondial manque de qualités, mais celles-ci sont plutôt d’ordre mineur - en tout cas moindres que son The Painting Sellers, prix de la Cinéfondation 2010. Heureusement, le choix de Harmonium de Koji Fukada (prix du jury) et celui de Captain Fantastic de Matt Ross (prix de la mise en scène) ont rattrapé le coup, le second surtout, une perle, qui nous a éblouis au point de lui offrir notre couverture estivale.

L’ensemble était homogène, sans titre regrettable, avec quelques sommets, outre ceux déjà cités, tels Clash de Mohamed Diab et son huis clos de manifestants égyptiens dans un car de police, Le Disciple de Kirill Serebrennikov et son irritant (mais passionnant) lycéen mystique, La Tortue rouge de Michael Dudok de Wit, grand film d’animation presque immobile ou Hell or High Water de David Mackenzie, bonne variation dans le genre codé du polar avec braquage. Il n’y manquait rien, sinon, une fois Captain Fantastic mis à part, un film qui couronne les autres et aurait mérité la compétition, comme An de Kawase l’an dernier. Ici, tout était à sa place, même Après la tempête de Hirokazu Kore-Eda, pourtant habitué à la catégorie supérieure.
Ce qui doit être noté, c’est le nombre de premiers films, rarement aussi nombreux, sept sur dix-huit ; nul doute que l’on retrouvera certains de leurs auteurs les prochaines années.

 

Quinzaine des réalisateurs

 

Nous nous interrogeons chaque année, sans obtenir de réponse, sur l’intitulé de la section, qui se réduit, comme le reste du festival, à dix jours de projections : Décade des réalisateurs sonnerait-il moins clair ? Dans notre souvenir, la QR à ses débuts durait déjà dix jours, il faudrait donc poser la question à ses fondateurs. En même temps, comme la Semaine de la Critique s’étend sur neuf jours…

Il y avait eu, l’an dernier, l’effet Desplechin, il n’y a pas eu cette fois-ci d’effet Bellocchio. Avant la projection, certains s’étonnaient de ne pas voir Fai bei sogni en compétition ; la projection terminée, personne ne s’en offusquait. Si Sangue de mio sangue nous avait laissés dans l’expectative quant aux intentions cryptées de l’auteur, au moins le film gardait-il une tenue visuelle absente de ce dernier opus, à la narration inutilement biscornue et aux enjeux sans mystère. Œuvre de commande, paraît-il - souhaitons qu’un de nos réalisateurs de chevet depuis Les Poings dans les poches retrouve une inspiration plus personnelle. Entre cette ouverture et une clôture, avec Dog Eat Dog de Paul Schrader, pas vu mais qui a ses admirateurs, la part a été faite belle au cinéma français : sept films sur seize, ce qui laissait peu d’ouverture vers le reste de la planète. Il fut un temps où la Quinzaine abritait une sous-section, Perspectives du cinéma français, mais ce n’était pas au détriment du cinéma étranger.

On verra dans les pages qui suivent la recension des titres qui ont retenu l’attention de la rédaction, du Chilien Neruda de Pablo Larrain au Mexicain Poesia sin fin de Alejandro Jodorowsky, via les deux Italiens, La pazza gioia de Paolo Virzi et Fiore de Claudio Giovannesi.

Côté français, nous avions déjà dit l’essentiel dans le numéro 373 de Jeune Cinéma.
Le seul que nous n’avions pas vu, Tour de France de Rachid Djaïdani, est un road-movie sympathique (si l’on supporte le rap et ses mythologies), emmené à petits pas par un Depardieu essoufflé, qui ne se donne plus la peine de faire autre chose que du Depardieu - mais c’est tout ce qu’on lui demande.
En revanche, ce ne sont pas les vitamines qui font défaut à Houda Benyamina, seulement les leçons de maintien, comme on a pu s’en rendre compte lorsque la Caméra d’or lui fut remise pour Divines. Le film est fort, tout empli d’un dynamisme et d’une volonté notables, la médaille n’est pas usurpée (remarquons qu’il ne s’agit d’un premier film que de façon administrative, le film précédent de la cinéaste, Ghetto Child (2014), n’ayant jamais été distribué).

 

Semaine de la Critique

 

Le problème de l’omniprésence du cinéma français se pose également ici, dans la mesure où sur les dix films choisis, un seul, One Week and a Day de Asaph Polonsky était une production israélienne, tous les autres étant des coproductions hexagonales. Ce qui n’interdit pas la diversité de facture - rien de commun entre un film gore comme Grave de Julia Ducournau, une dérive de pieds-nickelés comme Apnée de Jean-Christophe Meurisse, un tableau en demi-teinte de la jeunesse cambodgienne comme Diamond Island de Davy Chou, ou un film expérimental incompréhensible comme I tempi felici verranno presto de Alessandro Comodin. Et si des subsides français permettent à des réalisateurs lointains de monter leurs projets, on ne peut qu’applaudir.

Pourquoi la sélection, cette année, nous a-t-elle laissés sur notre faim ?
Parce qu’une semaine lancée sous le signe de Victoria de Justine Triet, comédie poussive (mais bien accueillie) et qui voit couronner Mimosas de Oliver Laxe, dont, après deux visions, on n’a toujours pas saisi le propos, ne pouvait que nous refroidir. Le grand film de la sélection, qui aurait dû être lauré, était Albüm de Mehmet Can Mertoglu et son portrait d’un couple de Bidochon turcs, filmé à la Ceylan, mais avec des idées de mise en scène réjouissantes.

Nous avons négligé ici la sélection officielle hors compétition, ainsi que Cannes Classics, dont la richesse, vette année, nécessiterait un traitement à part. Mais une partie du programme devant être présentée à Bologne dans quelques jours, dans le cadre de Il Cinema Ritrovato, nous y reviendrons assurément.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°374, été 2016

1. Un bon exemple, celui des Mille et une nuits de Miguel Gomes, dont, pour ses chantres, le Littré ne disposait pas de suffisamment d’épithètes enflammées. Sortie sous les flonflons, la première partie a rassemblé 55 546 spectateurs, la deuxième 23 344, la dernière 7 392. Le public n’a pas forcément raison, mais il n’a pas toujours tort.
Quant à Trois souvenirs de ma jeunesse de Arnaud Desplechin, dont l’absence en compétition avait tant horrifié, le bouche à oreille entre les spectateurs a fonctionné dans le mauvais sens, malgré les injonctions critiques : un peu plus de 200 000 entrées, le tiers de Dheepan, le cinquième de La Loi du marché.



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts