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Cannes 2018. Panorama-Bilan
Cannes 71e édition (8-19 mai 2019)
publié le mardi 10 juillet 2018

Festival de Cannes 2018, 71e édition (8-19 mai 2018)

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°388-389, été 2018


 

Voir aussi les sections parallèles :
* Semaine de la critique
* Quinzaine des réalisateurs
* ACID


Cette première édition de la huitième décennie du festival était annoncée comme celle du renouvellement, à la fois dans les détails d’organisation - changement dans le rythme des projections, interdiction de l’horripilante pratique de l’égoportrait pendant la montée des marches - et dans la sélection officielle - apparition dans la compétition de noms peu connus, mise à l’écart provisoire des "abonnés". Le tout marqué par la grande ombre de Harvey Weinstein, la revendication d’une prise en compte plus large de - comment dire : du cinéma féminin, des films de femmes, de la femme dans le cinéma ? -, et last but not least, le cas Netflix. Il y avait également, par bonheur, des films.

Reprenons : l’annonce de la décision de supprimer les projections du matin réservées à la presse et de les mettre au même moment que celles du soir destinées au public fut ressentie comme un coup de poignard par la corporation.
Comment rendre compte aux lecteurs du web, faire son papier pour l’édition du lendemain, interviewer en avant-première les cinéastes ou les acteurs ?
On comprend l’angoisse des télévisions et des blogueurs. Une angoisse qui répond à l’exigence supposée d’immédiateté, au besoin de créer le buzz - on se souvient de confrères envoyant des textos chaque dix minutes après le début du film -, toutes choses parfaitement haïssables et qui expliquent l’abîme d’infos non digérées vers laquelle se rue la critique.

Cette urgence est-elle justifiée ?
Le lecteur d’un quotidien sera-t-il désespéré de devoir attendre vingt-quatre heures pour savoir ce qu’il faut penser d’un film qu’il ne verra que dans plusieurs mois ? Cette course vers la simultanéité - l’opinion donnée en même temps que l’événement - a peu de chance de se calmer. Seules les quelques revues de cinéma qui restent peuvent échapper encore à cette frénésie. Par ce fait, les conditions de projection pour la presse non contrainte nous ont paru bien plus confortables, les films étant visibles dans plusieurs salles et repris le lendemain. Et les rumeurs, positives ou négatives, qui précédaient les projections "officielles" ont disparu, ce dont on ne se plaindra pas.

On peut voir dans le renouvellement de la sélection le début d’un nouveau temps. Peut-être, puisqu’on peut sentir que le cinéma évolue et qu’une certaine période s’achève.
Mais en réalité, un choix ne se fait pas sur titre de noblesse, quoi qu’on en dise, mais sur le réel : entre un bon film d’un cinéaste peu connu et un film qui n’est pas au niveau du renom de son auteur, l’hésitation n’est pas de mise. Si cette année, neuf titres de la compétition sur vingt et un étaient dus à des nouveaux promus, ce n’est pas d’abord par souci de balayer les anciens (lesquels ?), mais parce qu’ils semblaient le mériter. La preuve en est qu’à une ou deux exceptions près, l’accueil de la critique, et plus encore celui du public, ont été favorables - avec mesure pour la première, car il ne faut surtout pas avoir l’air trop satisfait.

Les contrecoups de l’affaire Weinstein ne pouvaient pas ne pas apparaître dans ce grand mégaphone qu’est le festival. Ils ont été cependant limités - la dénonciation par Asia Argento, lors du palmarès, de l’hypocrisie générale et du silence qui règne encore dans la profession, le producteur américain n’étant pas le seul de son espèce et une montée solennelle des marches par quatre-vingt-deux professionnelles du cinéma, assortie d’une "charte de transparence" réclamant la parité à tous les niveaux du festival, exigence saluée par la presse. Pourquoi pas ?
Il n’empêche que si la parité se décrète, elle ne s’applique pas facilement : un regard sur la grille des critiques qui donnent chaque jour leurs notes dans Le Film français montre que sur quinze participants, il n’y a que deux femmes (et une seule parmi les onze critiques de Screen), et dans les équipes que les "grands" quotidiens, Le Monde et Libération, déplacent à Cannes, on compte une journaliste (sur cinq ou six) dans chacune. La route sera longue. Devra-t-on imposer la parité aux concours d’entrée de la Fémis ou de Louis-Lumière ? Ce serait une solution idéale pour que celle-ci soit respectée au Festival de Cannes 2030. En attendant, il faudra continuer de faire au mieux : sur les deux cent-quinze cinéastes inscrits dans toutes les sections, longs et courts métrages compris, on comptait cette année cinquante-six femmes, soit un peu plus de 25%. Prochain bilan en mai 2019.

Netflix enfin.
L’an dernier, la présentation en compétition de deux films produits par la chaîne et donc destinés à ses abonnés avait déclenché un séisme chez les distributeurs et (surtout) les exploitants, qui voyaient s’échapper des ressources éventuelles - imagine-t-on une Palme inaccessible au public ?
Le festival a donc dû inscrire dans son règlement l’élimination a priori de toute production Netflix, ce qui a conduit Thierry Frémaux, malgré ses efforts, à ne pas pouvoir présenter, outre plusieurs films signés par des réalisateurs célèbres, The Other Side of the Wind, l’inédit de Orson Welles dont les amateurs rêvent depuis des décennies, ceci bien qu’il ne s’agisse pas d’une production originale mais d’une restauration initiée par la chaîne.
On admet les considérations pécuniaires des exploitants, mais c’est là une position à très courte vue. Netflix (ou Amazon, qui investit également dans la production, en attendant Google…), c’est, hélas, l’avenir, celui des images à disposition permanente sur tous les supports. On peut le regretter, puisqu’elle annonce la fin d’une pratique qui nous a tous formés - enfin, ceux qui ont connu les films ailleurs qu’à la télévision -, mais l’industrie prime : une entreprise qui peut proposer à ses 117 millions d’abonnés dans le monde (sans doute plus à l’heure où l’on écrit) un catalogue de 100 000 titres et des produits frais réalisés par Alfonso Cuaron, Paul Greengrass, Brillante Mendoza ou Martin Scorsese ne tardera pas à devenir la maîtresse du marché. Et là encore, il faudra faire avec, et pas au coup par coup et pied à pied d’un festival et d’une année à l’autre - d’où la nécessité d’une réflexion au plus haut niveau et d’une évolution rapide de la loi sur la réglementation des médias.

 

Compétition

 

Quant aux films, il y en eut, et de fort bons, même si, comme d’habitude, le palmarès ne rend pas compte de l’exacte richesse de la compétition. Si l’on considère que la sélection - et pas seulement l’officielle - propose un reflet de l’état du monde, on ne peut que constater que l’heure n’est pas à la rigolade.
À l’exception du film de Gilles Lellouche, Le Grand Bain, qui apporta une goulée de fraîcheur dans le Palais et de celui de Pierre Salvadori, En liberté !, qui réjouit la Quinzaine, tout le reste ne fut qu’une accumulation de misères diverses (le lépreux de Yomeddine (A.B. Shawky) ; les enfants du bidonville de Capharnaüm (Nadine Labaki) ; l’émigrée kirghize de Ayka (Sergey Dvortsevoy) ; le tondeur de chiens de Dogman (Matteo Garrone) ; le Donets déchiré de Donbass (Sergey Loznitsa). Même les situations évoquant un passé plus ou moins récent (les rockers de Leningrad de 1979, Leto (Kirill Serebrennikov) ; les amants impossibles de la Varsovie des années staliniennes, Cold War (Pawel Pawlikowski), malgré leur mise à distance par le noir & blanc, suintaient la détresse.
Cannes n’est jamais le pays de la comédie et le feelgood-movie y est toujours une exception, mais nous avions rarement perçu à un tel point la déréliction planétaire.

Avec raison, Le Monde, dans son bilan, note comme trait pertinent de l’ensemble le "motif de la disparition". Enfants disparus, parents dispersés, amant évaporé, amie kidnappée, bébé abandonné, les cinéastes semblent s’être accordés pour chacun traiter sa variation sur le thème de l’effacement - jusqu’à celui du monde et de l’image chez Godard ( Le Livre d’image ). Tout cela sans complaisance ni pathos (excepté Capharnaüm ), comme un fait donné. Le poète avait vu juste : "les plus désespérés sont les chants les plus beaux" et parmi ceux qui "sont de purs sanglots", on classera Les Éternels de Jia Zhang-ke, pour nous le plus déchirant de la compétition, dont on se demande quel sortilège a frappé le jury pour qu’il l’oublie le moment venu.

Les quatre films français en compétition (déjà présentés dans le dernier numéro, Jeune Cinéma n°387 de mai 2018) ont été diversement accueillis, parfois avec chaleur comme En guerre (Stéphane Brizé) - sauf par Libération, de plus en plus à gauche, plus intéressé par Vanessa Paradis dans le porno-soft de Un couteau dans le cœur (Yann Gonzalez) que par la lutte "sociale-réaliste" de Vincent Lindon dans son usine -, parfois avec une aimable modération comme Plaire, aimer et courir vite (Christophe Honoré).
Les Filles du Soleil (Eva Husson), en revanche, a cristallisé toutes les aigreurs de la critique - un film fait par une femme sur un sujet réservé aux hommes, il ferait beau voir qu’on le défendît. À l’heure où la presse le huait, le film déclenchait une standing-ovation de la part du "vrai" public ; il s’est révélé depuis être le film français le plus vendu au Marché, ce qui prouve que les acheteurs mondiaux n’ont pas forcément mauvais goût. En tout cas, cette charge critique unanimement hostile n’a pas changé d’un iota notre opinion et Les Filles du Soleil, sans être pour autant le meilleur film de la décade, ne méritait pas cet excès d’indignité - ce sera notre "coup de cœur" de ce numéro.

Certes, si l’on met en balance la sélection française et les films asiatiques, primés ou non, on perçoit la différence de dimension, thématique et esthétique : difficile d’imaginer un réalisateur hexagonal tourner l’équivalent des Éternels, de Burning (Lee Chang-dong) ou de Une affaire de famille, la palme que Hirokazu Kore-Eda aurait dû décrocher plus tôt. Si on y ajoute Asako I & II de Ryusuke Hamaguchi et Un grand voyage vers la nuit de Bi Gan, découverte inclassable (avec son plan séquence d’une heure en 3D) de Un Certain Regard, on obtient un bloc Japon-Chine-Corée de très grands films, tous dissemblables mais résonnant pourtant d’harmoniques proches, qui ont donné au cru 2018 son haut niveau d’ensemble.
Et quand on voit que Jafar Panahi est parvenu à tourner Trois visages, avec quelques bouts de ficelle, un 4x4, trois acteurs, zéro décor, un téléphone portable et une poignée de figurants, on souhaiterait que certains cinéastes français aient cette humilité et cette maîtrise.

On trouvera plus loin en détail les appréciations à chaud des rédacteurs sur la plupart des films de la compétition. Si tous les titres n’ont pas été traités ce n’est par rejet de David Robert Mitchell, Yann Gonzalez ou Nuri Bilge Ceylan, c’est simplement pour des raisons conjoncturelles - il n’est pas toujours possible à Cannes de voir tout ce qui est proposé - et ils ne perdront rien pour attendre.

 

Un Certain Regard

 

Dans une section particulièrement intéressante et homogène cette année, six films nous sont apparus au-dessus du lot : Donbass (Sergei Loznitsa), Gräns (Ali Abbasi), Girl (Lukas Dhont), Les Chatouilles (Andréa Bescond & Éric Métayer), Un grand voyage vers la nuit (Bi Gan) et Sofia (Meryem Benm’Barek).
Inutile de chercher la moindre bouffée d’oxygène, le moindre sourire (sinon quelques-uns dans À genoux les gars de Antoine Desrosières, même si la vision des relations garçons-filles des cités est surtout pathétique) - aucune raison pour que la désespérance générale ne frappe pas à tous les niveaux.
La guerre donc, directe ( Donbass ) ou latente ( Mon tissu préféré de Gaya Jiji), l’homophobie ( Rafiki de Wanuri Kahiu), l’abandon maternel ( Gueule d’ange de Vanessa Filho), l’écrasement religieux ( Les Moissonneurs de Étienne Kallos), la pédophilie ( Les Chatouilles ), l’identité sexuelle difficile ( Girl ), l’avortement en pays musulman ( Sofia ), l’adolescence meurtrière ( L’Ange de Luis Ortega) : il y avait là de quoi dresser un catalogue de toutes les horreurs de l’époque.
Si Gräns a obtenu le grand prix de la section, c’est parce qu’il s’agit d’un film, à la lettre, extraordinaire, dont certaines séquences sont parmi les plus étonnantes que l’on ait vues depuis longtemps. Quant à Girl, s’il a trusté les médailles, Caméra d’or, prix Fipresci, Queer Palm, c’est bien parce qu’il les méritait toutes - s’il avait concouru en compétition, Victor Polster, son remarquable protagoniste, aurait pu avoir un double prix d’interprétation, masculine et féminine.

 

Quinzaine des Réalisateurs

 

La section célébrait sa cinquantième édition - la première, c’était hier, pourtant…
Alors que "l’officielle" jouait la carte asiatique, Édouard Waintrop, pour son ultime mission à la tête de la QR, a choisi le continent latino-américain et l’Espagne, avec a priori de bonnes cartes - Ciro Guerra, l’auteur du Baiser du serpent, Agustin Toscano, celui de Los dueños et le grand Jaime Rosales (La soledad). Pourquoi aucun des films de ces cinéastes appréciables ne nous a-t-il vraiment convaincus ? Ni Pajaros de verano du premier (+ Cristina Gallego), ni El motoarrebatador du deuxième, ni Petra du troisième, dont Les Heures du jour (2003) et La Belle Jeunesse (2014) figurent parmi nos découvertes cannoises les plus pérennes), malgré leurs qualités, ne nous ont semblé atteindre le niveau qu’on espérait.

Nous n’avons pas tout vu et on lira plus loin une réaction plus positive devant Comprame un revolver de Julio Hernandez Cordon. Quant aux six films français sélectionnés, ils ont déjà été abordés dans notre numéro précédent. Celui de Pierre Salvadori, En liberté !, a rallié tous les suffrages et c’était justice, tant son scénario est astucieux, ses acteurs excellents et le rire qu’il déclenche de qualité. Salvadori est un artisan (neuf films en vingt-cinq ans) qui nous a rarement déçus, mais il s’est ici surpassé. Pour le reste, Gaspar Noé, pour Climax, a reçu le prix Cicae ; comme chantait Hugues Aufray jadis, "on est content pour lui / Car il a réussi" ; nous l’avions vu dans une version de 120 mn, le jury dans une de 95. Cette copieuse réduction a sans doute apporté au film le rythme qui lui faisait défaut. Bon courage aux spectateurs des salles d’Art & d’Essai.

 

La Semaine de la Critique

 

La section est celle qui peut toujours s’annoncer sous le signe du renouveau, puisque ne présentant que des premiers ou seconds films.
On est assuré d’y faire régulièrement provision de noms neufs - en 2017, celui de Léa Mysius pour Ava.
Mais une révélation de ce calibre ne survient pas forcément tous les ans - en tout cas, pas cette année où le fait de décerner le Grand prix Nespresso à Diamantino de Gabriel Abrantes & Daniel Schmidt, effarante salade parodique à la sauce kitsch, mêlant critique du football iconique, trafic génétique, homosexualité, méchanceté familiale, amour des pékinois, on en passe, assombrit le panorama.
Félix Maritaud a obtenu le prix de la révélation pour son interprétation dans Sauvage de Camille Vidal-Naquet ; il est vrai qu’il s’y donne bien du mal.

C’est du côté des séances spéciales que l’on a cueilli les plus beaux fruits, avec Wildlife de Paul Dano (les films réalisés par des acteurs sont toujours intéressants et Dano a bien su maîtriser Jake Gyllenhaal et Carey Mulligan) et Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin, qui, sans le savoir, reprend très précisément les stéréotypes années 30 des romans de Francis Carco (marlou sortant de prison, prostituée qui assure son bifteck, concurrences diverses et l’amour qui survient, on est dans Jésus la Caille ) avec l’accent des quartiers Nord de Marseille, qui donne l’impression du neuf.


Un festival de plus.
La bonne impression générale ne doit pas dissimuler les problèmes qui se posent et se poseront.
Celui de l’espace d’abord. Le Palais a été conçu il y a trente-cinq ans, à une époque où la dimension de Cannes était encore humaine ; aujourd’hui, quelles que soient les façons les plus inventives pour accueillir des participants de plus en plus nombreux, le bâtiment craque - heureusement que les milliers d’accrédités ne décident pas d’assister tous aux projections ensemble.
Des esprits chagrins ont trouvé que l’esprit de Cannes disparaissait - moins d’Américains, moins de fêtes. Peut-être, encore faut-il avoir pratiqué cet aspect du festival pour en juger. Il paraît même que l’ancien président du Festival aurait couru la presse, d’une interview à l’autre, pour dénigrer l’institution à laquelle il avait fini par s’identifier ; on n’ose y croire, de la part de quelqu’un aussi discret et bien élevé.
Quoi qu’il en soit, Cannes est à l’aube d’un nouveau temps, plein d’interrogations ; des réponses existent, qui n’apporteront certes pas de solutions-minute. (1) Mais le mouvement se crée en marchant. Rendez-vous en mai 2019.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°388-389, été 2018

1. Voir la brillante analyse de Vincent Maraval dans Le Film français n° 3806, 1er juin 2018



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