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Journal de Solomon Roth (édito 2023)
Édito
publié le dimanche 1er janvier 2023


 

ÉDITO 2023

 



Il y a un an, le 1er janvier 2022, cette année qui commençait, Shi-Wei l’appelait "L’année de tous les dangers".

Elle avait vu juste, la petite fille chinoise. L’année qui vient de s’écouler a été la plus chaude jamais enregistrée dans le monde. La prise de conscience citoyenne s’est généralisée devant l’accumulation des catastrophes qui se rapprochent, souvent paradoxales, des canicules et des sécheresses (donc des incendies et des incendiaires) en même temps que des inondations terrifiantes mais pas dans les mêmes régions, et, bien sûr, ce qui en découle naturellement, les migrations des populations vers les zones géographiques encore vivables.

Des records tout au long de l’année, constatés, répertoriés, qui ont débouché sur une sorte d’ironie, en fin d’année.
En Égypte, à Charm el-Cheikh, la COP27 (6-18 novembre 2022) a prolongé les habituelles négociations oiseuses et vaines, et finalement, sans honte, réduit ses ambitions. À Glasgow, en 2021, on avait décidé de limiter la montée des températures à 1,5°C, et c’était déjà considéré comme un échec. Cette année, à la COP27, on a pris acte des multiples désastres et détresses : ce serait plutôt, au moins, +2,4°C. Les pays qui contribuent le moins aux dérèglements climatiques sont ceux qui en souffrent le plus, et la seule conclusion positive, la dernière nuit de discussions, aura été un accord de "compensation". Mais les promesses jamais tenues, on connaît bien.

Pour conclure en beauté, les États-Unis ont accueilli le "blizzard du siècle", With God on my side.

Pour parfaire le tableau, dès le début de l’année, un petit mâle blanc, qui se vit comme dominant, avait de nouveau ressenti en lui la pulsion des grands conquérants historiques. Et, le 24 février 2022, a commencé la Guerre d’Ukraine, flirtant à tout instant avec guerre économique et guerre nucléaire.

L’humanité (8 milliards désormais) en a vu d’autres, et, quand ils font des bilans, les anciens savent qu’il y a même eu des années pires, avec des guerres mondiales donc des crimes de guerre et des génocides, et, de temps en temps, des pandémies. La différence, c’est que, cette fois, en ce début d’année 2023, l’horizon a pratiquement disparu, et avec lui, ses mirages et ses utopies, qui génèrent l’espérance. Aucune paix, aucune reconstruction à la mode traditionnelle ne rétablirait ne serait-ce qu’une ébauche d’harmonie entre les Terriens et ce non-humain qu’ils méprisent alors même qu’il leur est nécessaire, vital. D’ailleurs, ici et maintenant, elles ne sont même pas envisageables dans le système dominant qui les emprisonne. La vraie année 2022 va peut-être devenir la plus symbolique de cette nouvelle époque géologique qui, pour la 1ère fois, est le fait des humains : l’Anthropocène.

Il y a cinquante ans, une autre année 2022 avait été imaginée. On la refait. En juste un peu plus hard.
Nous sommes donc en 2022, à New York, 44 millions d’habitants. Le Jour du dépassement était encore le 28 juillet il y a peu, mais ça s’est brusquement accéléré. La quasi totalité des ressources naturelles est épuisée, les océans meurent, la pollution provoque des carnages, l’eau est rare, la chaleur est constante. Les super riches eux-mêmes, qui croyaient s’en sortir, deviennent misérables. La science a inventé une ressource alimentaire remarquable à base de plancton et de soja, mais elle aussi se tarit. Les émeutes de la faim sont réprimées à la pelletteuse.


 

Jeune Cinéma, en 2023, offre une année de sursis à un ancien de cette uchronie, le libraire Solomon "Sol" Roth, avant qu’il ne nous quitte. Le vieux sage appartient à la génération de ceux qui ont eu 20 ans au tournant des années 1970, il a vécu la plus belle période de cette civilisation, il l’a vue s’épanouir après la WWII, puis, peu à peu, se déformer, se disloquer, se pervertir. Dans ce monde où il n’y a plus de livre, et où les plus jeunes s’adaptent comme ils peuvent, il est le seul à avoir gardé une mémoire vive de l’apogée et de la chute de son peuple qui n’a pas su changer de vision quand il était encore temps. Il a découvert aussi les mécaniques secrètes des dirigeants. Il en sait long, on a besoin de son regard, de son jugement, peut-être même de ses ruses temporaires de survie.

Dans cette année 2022 imaginaire, les femmes font partie de l’ameublement et sont livrées avec l’appartement au locataire auquel elles appartiennent. Dans l’année 2022 réelle, on a vu l’irruption au sommet d’un courant souterrain qui progressait lentement, surtout en Occident mais pas seulement : celui du féminin, et de sa forme politique, le féminisme. Il sape les fondements du patriarcat, de façon encore erratique et injuste, mais dans la bonne direction. On se dit que c’est peut-être le seul mouvement porteur de perspectives, bien qu’il soit sans doute bien trop lent, et laborieux, et tardif.


 

"Il est encore temps", clame-t-on chaque année depuis 40 ans. Il est de moins en moins temps. Avec Solomon Roth sous-perfusion, qui nous fait l’honneur de jouer les prolongations chez nous, on va tâcher de suivre, de comprendre, de trouver sa place encore un moment.
D’ailleurs, lui, il s’en fout à présent, lui qui a eu la chance de pouvoir décider de la fin de sa vie dans la dignité, la douceur et la beauté, en 2022.
Et cela, devant de merveilleuses images, celles du monde d’avant.
Des images, car qui se soucie de la réalité désormais ?

Anne Vignaux-Laurent
 


* Soleil vert (Soylent Green) de Richard Fleischer (1973).
Solomon "Sol" Roth : Edward G. Robinson.



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