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Vision du monde I
Éditos de Jeune Cinéma en ligne (2014-2017)
publié le mercredi 11 janvier 2017


Ma’Joad (édito 2014)

 

 


 

Ma’ Joad-édito * Janvier 2014 * Février 2014 * Mars 2014 * Avril 2014 * Mai 2014 * Juin 2014 * Juillet 2014 * Août 2014 * Septembre 2014 * Octobre 2014 * Novembre 2014 * Décembre 2014


Nous sommes - encore et toujours - dans la grande Dépression de 2008.
Nous sommes dans la guerre aussi, boucheries et carnages partout ou presque dans le monde, échos de nos commémorations dérisoires.

Devant nous, plus aucun voyage. Aucune terre promise même illusoire, ni de l’Oklahoma à la Californie par la Route 66, ni vers Katmandou. Il y a longtemps que les utopistes se sont tus, penauds, et la cité du Soleil est devenue la cité des Asphyxiés.

Dans ce désert moral, il nous reste les mots et les images, ceux qui constituent le spectacle largement annoncé. Ce sont eux qui nous imposent de rester vigilants : les surveiller dans leurs dérives, les désarticuler dans leurs impact compact, tenter de limiter leur pouvoir épidémique. En attendant mieux.

C’est désormais dans les livres et dans les films que nous trouvons nos justes, disparus de la réalité. Nous leur donnons la parole, au fil du temps.

En 2014, la parole est à Ma’Joad (*), la strong woman des deux John, Steinbeck et Ford, sentinelle douloureuse et immortelle.

Car, si personne ne sait encore comment les récolter, dans les âmes lourdes, les raisins de la colère sont mûrs, prêts à être vendangés.

Jeune Cinéma
 

* Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath) de John Ford (1939).
Ma’ Joad : Jane Darwell.
 



Old Gringo (édito 2015)

 

 


 

Old Gringo-édito * Janvier 2015 * Février 2015 * Mars 2015 * Avril 2015 * Mai 2015 * Juin 2015 * Juillet 2015 * Août 2015 * Septembre 2015 * Octobre 2015 * Novembre 2015 * Décembre 2015


Le 1er janvier 2014, nous avions sur le monde le regard de Ma’ Joad. Quelque chose comme une tendresse mêlée à un désespoir. Et puis l’année a vieilli doucement, changeant la donne et les pensées.

La crise (économique) n’était plus "une" crise de plus, mais la crise ultime (générale).
Le mot même, devenu malade, désignant l’innommable, devenait tabou. Les placards débordaient des terreurs refoulées à la hâte. Malgré la langue de bois des gérants, le malaise gagnait la civilisation - occidentale, donc désormais mondiale.

La montée des périls, ça devait être un changement d’époque. Et des changements d’époques, les Terriens en avait vu beaucoup.

On donna alors des coups de peinture aux mots, dans l’illusion de changer les choses. Et les rapports de force. Apparurent ainsi, par exemple, la disruption et le futurologue.

Misant sur les minorités et sur les marges, à partir de tout petits indices d’intérêt local, les penseurs construisirent, sans fondations solides, des notions consolantes : la troisième révolution industrielle (alliance du déclin du capitalisme et de l’avènement des nouvelles technologies) ou le modèle collaboratif (déclin de la propriété et retour en force de la valeur d’usage). Misant aussi sur le temps, qu’on n’avait plus, ce qui commençait à se savoir.

Ailleurs, quelques soldats (combien de divisions ?) continuaient à penser en termes d’action traditionnelle. Il y avait les gentils, en Espagne ou en Grèce, sur quelques places urbaines ou sur quelques zones à défendre. Il y avait aussi des (très) méchants, pas très loin.

Déguisés en héros de tragédie grecque, passés par les lassantes péripéties, nous, nous finissions par souhaiter la catastrophe finale, dépités de ne pas la distinguer dans l’abondance des hypothèses. Il nous fallait donc continuer à filtrer le monde à travers nos sources habituelles, les livres, les films, les personnages.
Et l’humour noir.

Ambrose Bierce, l’observateur non dupe du grand patron Hearst (le citoyen Kane), avait tout compris. Un jour de 1914, à 70 ans, après avoir connu une horrible guerre à 19 ans, et affronté des deuils et des trahisons de toutes sortes le reste de ses jours, il disparut quelque part au Mexique. Carlos Fuentes retrouva sa trace : il avait rejoint la révolution de Pancho Villa. Il y avait rencontré un jeune général, qui pensait comme dans dans Matrix : "N’élève pas la voix, mais sors ton plus grand sabre". Le vieil écrivain, lui, pensait : "Être un gringo au Mexique, ça c’est de l’euthanasie !" Il y avait aussi rencontré une femme, sa dernière, qui forcément aurait le dernier mot.
Luis Puenzo nous fournit les images.

C’est avec cet Old Gringo (*), sarcastique et toujours amoureux, notre ange tutélaire en 2015, que se joueront - peut-être - les aubes nouvelles.

Jeune Cinéma
 


Puis janvier 2015 a éclaté et tout changé. L’aube nouvelle était blême.

Mercredi 7 janvier 2015
 

Massacre au journal Charlie Hebdo.
Une horreur.
Qui a changé la donne, et semble avoir réveillé les consciences, par le bout de la liberté d’expression.
Mais nous ne sommes pas tous le même Charlie.
 

Lundi 13 janvier 2015
 

Bien entendu, on peut rigoler - et même ricaner - des "obsèques nationales" qui ont été faites à nos chers amis de Charlie Hebdo, avec ce parterre de VIP hétéroclite, voire contre-nature.
On peut aussi saluer le joyeux bordel qui a suivi la manif, à la télé, sur l’A2, service public. Vite, maintenant, car la fin de la récréation sera sûrement sifflée, tôt ou tard.

Il n’empêche.
Ce qui c’est passé dimanche 11 janvier 2015 est inoui. Même après le 11 septembre 2001, il n’y avait pas eu d’équivalent. Les phénomènes œcuméniques, ça nous épate toujours. Tant qu’ils ne se révèlent pas grégaires.

Quoiqu’il en soit, ce que nous pensions "avant" a été modifié "après".
Car voici : le Terrien nouveau est - pourrait être - arrivé, non-violent.
Et ça s’est passé à Paris, France.
Paris, contemplé et relayé par tout le pays, et par le monde entier.

Tous nos vieux doivent se réjouir.

Les vieux penseurs, Marx, Durkheim ou Mauss, qui voient à nouveau leurs outils opératoires. Juste un petit coup d’antirouille, quelques nouvelles techniques modernes, et ça devrait le faire (au moins pour analyser). Rien ne leur plaît plus que la transmission de leur savoir-faire, quelle que soit sa forme nouvelle. Et l’Occident, avant de disparaître - démographie oblige - a encore beaucoup de chose à enseigner.

Et la vieille taupe, donc, qui, spécialiste des surprises, voit un premier résultat de son travail de couture silencieux. Sous la surface, au delà des coupons naturellement séparés, les déchirures étaient nombreuses. Ravaudages, dentelles, et "entre-deux", et mini-actions, associations et territoire national se sont rejoints.

Quant aux jeunes, ils triomphent de voir leurs machines, leurs textos et autres flashmob prouver leur utilité et soutenir leurs émotions nouvelles. Individualisés, "clivés", ils avaient grand besoin de se rassembler. Ils savent désormais que le nombre et la non-violence sont aussi des armes.

Les peuples font l’histoire.
Les dirigeants décrètent l’état d’urgence. Ou récupèrent.
Rien n’est joué.
Mais quelque chose est arrivé, qui ressemble à l’ombre de l’esquisse d’une utopie.

Jeune Cinéma
 

* Old Gringo de Luis Puenzo (1989). Ambrose Bierce (Old Gringo) : Gregory Peck.
 



Hushpuppy (édito 2016)

 

 


 

* Hushpuppy-édito * Janvier 2016 * Février 2016 * Mars 2016 * Avril 2016 * Mai 2016 * Juin 2016 * Juillet 2016 * Août 2016 * Septembre 2016 * Octobre 2016 * Novembre 2016 * Décembre 2016


Où on en était déjà ?

Depuis 2008, dans une crise économique sans fin.
Avec nos instruments d’analyse traditionnels, nous étions assez démunis.
Ne faisant plus confiance au genre humain et aux vraies personnes, Jeune Cinéma avait décidé de donner la parole à des personnages.
Eux, au moins, étaient fiables et ne pouvaient ni décevoir, ni trahir.

En 2014, ce fut Ma’ Joad, la bonne mère.

En 2015, à peine le temps de se souhaiter courageusement une bonne année avec Old Gringo, le journaliste désabusé, qu’éclatèrent les premiers attentats de Paris, éliminant à la fois nos amis et notre humour, détruisant notre vision du monde.
Engendrant, aussi, une étrange union sacrée, inédite, à nulle autre pareille, énigmatique.

L’année passa, comme d’habitude, avec des guerres partout dans le monde.
Différentes pourtant : des vagues de réfugiés, par mer et par terre, s’ébranlèrent, telles qu’on n’en avait pas vu depuis soixante-dix ans.

Des marées humaines comme des tsunamis, comme des faits géologiques.
Il devenait nécessaire d’élever nos habituelles visions sociologiques au ras du sol. (1)
Les agents des mouvements terrestres étaient de tous les genres et se mélangeaient, conjuguant leurs forces.
Il y eut des petites alertes ici ou là, inondations ou tremblements de terre locaux.
Puis vint Fukushima, hommes et éléments acteurs d’une même catastrophe polymorphe. Personne ne semblait pourtant vouloir accepter l’évidence qu’il s’agissait d’un commencement.

La fin de 2015, avec les attentats du 13 novembre, précisa la nature des unions sacrées : elles étaient régressives. Patriotiques. Elles auraient plu à nos poilus de cent ans.

Le roi apparut nu comme un ver.
Ceux qui, tel Prométhée, se croyaient aux manettes, grands capitalistes ou petits politiques, s’exhibèrent tels qu’ils étaient : absolument dépassés.

2016 est là.
L’idée que nous sommes entrés dans une nouvelle époque, l’anthropocène, nous séduit, même si elle est controversée. Nous n’avons jamais douté que les humains appartenaient à la Terre, à ses marées, à ses saisons, à ses cycles.

Dans cinq ans, il n’y aura plus de banquise. Les volcans, anciens et nouveaux, ouvriront les portes de l’Enfer.

Mais l’espèce humaine ne devrait pas avoir encore disparu.
Maintenant qu’elle connaît les dangers de sa puissance, elle pourrait en connaître les vertus. Il faudra peut-être encore quelques catastrophes majeures, mais on entrevoit le grand dessein.

Ma’ Joad et Old Gringo étaient de la vieille école. Ils pensaient, comme leurs "gouvernements", en termes politiques.

Loin du désespoir, du fatalisme, de l’activisme, il y a la place, dans les tempêtes, pour une navigation de raison : on ne commande aux vents qu’en leur obéissant.

En 2016, c’est avec une petite fille, Hushpuppy (2), que nous vagabonderons dans les méandres de l’hypertexte mondial. Nous savons, comme les Indiens que l’homme occidental n’a de chance d’être sauvé que s’il réapprend à rêver.

Hushpuppy pense en termes métaphysiques.

* L’univers tout entier marche bien quand tout est à sa place. Si un morceau se casse, même un tout petit morceau, tout l’univers se cassera. Quelquefois les choses sont si cassées qu’on ne peut pas les réparer.

* On perd tous ce qui nous a faits. C’est aussi comme ça dans la Nature. Les braves restent et regardent ça en face. Ils ne fuient pas.

* Je vois que je suis un tout petit morceau dans un très grand univers. Et alors tout va bien.

Jeune Cinéma
 

1. C’est Thomas Malthus (1766-1834), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) ou Pierre Naville (1904-1993) qui seraient heureux qu’on prenne enfin en compte leurs pensées de la démographie.

2. Les Bêtes du Sud sauvage (Beasts of the Southern Wild) de Benh Zeitlin (2012). Hushpuppy Doucet : Quvenzhané Wallis.
 



Ben Cash (édito 2017)

 

 


 

* Ben Cash-édito * Janvier 2017
 


Le temps s’est emballé, l’histoire des idées est devenue confuse, la notion de "Révolution" s’est estompée.
Depuis la naissance de ce site, nos éditorialistes se sont succédés, ils nous semblaient naturels.
À notre insu, ils ont prouvé que le fait devenait de plus en plus improbable, et que le mot même avait perdu de son aura.

* Ma’ Joad était la mère d’un syndicaliste, au regard compassionnel, engendrant la résistance voire la contre-attaque.
Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath) de John Ford (1940).

* Old Gringo était un vieux journaliste ironique et désabusé, rejoignant une révolution : plus aucune illusion sauf celle de l’amour.
Old Gringo de Luis Puenzo (1989).

* Hushpuppy, toute petite fille abandonnée par les adultes dépassés, découvrait le chaos des éléments terrestres (animaux, végétaux, minéraux).
Les Bêtes du sud sauvage (Beasts of the Southern Wild) de Benh Zeitlin (2012).

* En 2017, Ben Cash (*) pose un regard à la fois savant et scandalisé sur la civilisation, dominante et injuste, qui gaspille et qui tue. Et en père responsable, il prépare ses 6 enfants, théorie et pratique, à résister aux déviances d’un soi-disant progrès.
Captain Fantastic de Matt Ross (2016).

Nous sommes environnés de dangers, tous les systèmes et éco-systèmes terriens sont en crise. La "crise" est morale, mondiale, profonde. Pire : "ça" se sait, donc "ça" s’autoréalise.

Mais les crises sont inhérentes à tout système en mouvement. Que les Terriens aient inventé le système capitaliste, qui leur ressemble tant, et que celui-ci ait triomphé en est une preuve. C’est la pensée dialectique, et ses à-coups, qui a triomphé, et l’harmonie - en admettant qu’elle soit possible - n’est pas pour demain.

Le film "New New-Age", Unity de Shaun Monson (2015), s’ouvre sur une citation de Victor Hugo, et convoque aussi Thoreau, Gandhi, Martin Luther King, la Bhagavad-Gita, mais ignore Marx.
Avec ses contradictions internes (la Nature, avec qui il faudrait s’unir, est elle-même cruelle), le film se révèle, sans doute malgré lui, une confirmation : impossible d’ignorer le mouvement et la contradiction. La paix, c’est la mort. Une mort transfigurée. Car même la mort, ce n’est pas la paix, les vers sont là, qui rôdent. Seul le Nirvna conviendrait. Mais qui veut la Nuit des temps ?

On nous dit, avec des arguments imparables, que tout peut s’effondrer, et comment, et que c’est pour bientôt. Nous avons encore en mémoire suffisamment d’enfers du 20e siècle et suffisamment de SF (livres et films) pour avoir une idée des mondes d’après l’inéluctable catastrophe majeure.

On nous dit aussi que le monde ne s’est jamais si bien porté : pauvreté extrême, alphabétisation, émancipation des femmes, espérance de vie, tout va mieux.

Ce que la chenille appelle la fin du monde, le Maître l’appelle le papillon, disait Confucius.
Il ne faut pas avoir peur des mutations.
Il ne faut pas avoir peur tout court.
Il faut rejoindre "les hommes de bonne volonté".
Et puis, il vaut mieux tout envisager.

On demandait à Mark Twain où il aimerait être le jour de la fin du monde.
"À Cincinnati, répondit-il, on y a toujours vingt ans de retard."

Jeune Cinéma
 

* Captain Fantastic de Matt Ross (2016). Ben Cash : Viggo Mortensen.



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